Chroniques de l’urgence

Rule 202

d'Lëtzebuerger Land du 28.01.2022

La créativité des juristes des compagnies pétrolières pour préserver le modèle d’affaires mortifère de leurs employeurs semble sans limite. On en avait déjà une illustration avec la procédure lancée par Chevron à l’encontre de l’avocat Steven Donziger. Après avoir aidé des communautés indigènes touchées par la pollution causée par Chevron en Équateur à gagner 9,5 milliards de dollars d’indemnités, il a été assigné à résidence pendant plus de deux ans et condamné à six mois de prison l’an dernier, épilogue à une procédure hautement inédite pour outrage au tribunal que les juristes ont réussi à faire adopter à New York malgré le refus des procureurs de la ville de le poursuivre.

Les avocats qui conseillent Exxon viennent de fournir un nouvel exemple de cette inventivité. Utilisant une loi texane quelque peu ésotérique, dite « rule 202 », ils ont convaincu le premier groupe pétrolier américain d’attaquer en justice une bonne douzaine d’officiels californiens pour avoir participé à une conspiration en vue de le priver de son droit à la liberté d’expression garanti par le premier amendement de la Constitution américaine. En cause, les plaintes déposées par ces édiles de villes et contés de la Côte Ouest à l’encontre d’Exxon pour avoir caché et travesti des preuves relatives au réchauffement climatique. À présent, ils réclament des milliards de dollars pour les dommages causés par les incendies, inondations et autres événements climatiques extrêmes, ainsi que pour les coûts induits par mesures pour protéger leurs infrastructures des impacts du réchauffement.

Bien qu’elle ne soit pas la seule à avoir participé aux efforts entrepris à grande échelle par les compagnies pétrolières pour occulter le rôle de leurs produits dans la crise climatique, Exxon est particulièrement exposée parce que son rôle est bien documenté. L’entreprise avait été parmi les premières dès les années 1970, à être informée en interne des risques liés aux émissions de gaz à effet de serre, mais aussi une des plus actives pour mettre en doute la réalité de ces risques dans l’opinion publique.

S’adressant à la Cour suprême du Texas, Exxon entend obtenir de celle-ci qu’elle contraigne les officiels californiens à se rendre au Texas pour y être questionnés par ses avocats.

Ce qu’Exxon entend obtenir in fine avec cette action très inhabituelle, c’est le droit de pouvoir affirmer ce que bon lui semble. Le gouverneur républicain du Texas, Gregg Abbott, a personnellement écrit à la Cour suprême (à noter qu’il a nommé lui-même la moitié de ses juges, tous d’obédience républicaine) pour appuyer cette démarche.

Difficile à ce stade de prédire le résultat de cette procédure atypique intervenant dans un environnement hautement polarisé. Elle peut finir en eau de boudin (si les autorités judiciaires californiennes lui opposent une fin de non-recevoir) ou devenir une cause célèbre. Mais elle est d’ores et déjà révélatrice du type d’harcèlement judiciaire exacerbé auquel vont donner lieu les conflits climatiques.

Jean Lasar
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