Don’t Look up Depuis deux semaines, Leonardo DiCaprio est qualifié d’écolo-hypocrite. La star américaine a été photographiée profitant d’un bain de soleil sur un yacht long de presque cent mètres. Le messager des Nations unies contre le changement climatique qui bronze sur un navire privé consommant 500 litres de diesel par heure (donnée glanée dans une étude du spécialiste Towergate Insurance), cela fait jaser. D’autant plus que Leonardo DiCaprio incarne un des rôles principaux dans Don’t Look Up, satire du « déni » (« cosmique » selon le titre du film en français) du réchauffement climatique diffusée sur Netflix. L’acteur y campe le rôle d’un scientifique qui prévient d’un danger imminent pour l’humanité, mais qui peine à susciter une réaction. La réalité rattrape une nouvelle fois la fiction pour Leo. The Wolf of Wall Street, film qu’il a coproduit et dont il incarne le rôle principal, un banquier sans vergogne qui flambe (y compris sur son yacht) de l’argent mal acquis, a été financé avec des sous volés au fonds souverain malaisien 1MDB (dont quasiment un demi-milliard d’euros ont atterri dans les coffres d’Edmond de Rothschild à Luxembourg). La cheville ouvrière du détournement, Jho Low, avait pris la fuite sur son yacht Equanimity (nom donné au parfait équilibre psychologique) avant que le navire ne soit remis dans les actifs du fonds 1MDB pour finalement être vendu 126 millions de dollars.
Coïncidence ou pas, sont également traitées au Grand-Duché une bonne partie des affaires du propriétaire du yacht sur lequel l’invité-vedette a fait bronzette. Vava II, un navire d’une centaine de mètres, d’une valeur de 120 millions d’euros et au réservoir de 523 000 litres (un plein coûte presque 630 000 euros à Saint Barth’ où Leo a été pris en flagrant délit) appartient à Ernesto Bertarelli, magnat du médicament et des biotechs, passionné de voile (il a financé la team Alinghi avec laquelle il a gagné la prestigieuse coupe de l’America en 2003). Sa fille est d’ailleurs mariée avec un navigateur français qui milite pour la préservation de l’environnement marin et porte depuis 2020 le titre de conseillère spéciale pour la Blue Economy de la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement.
Pollueurs non-payeurs L’argent rend schizophrène et le Grand-Duché, centre financier international porte-étendard de la finance durable, n’y échappe pas. Le consortium de journalistes à l’œuvre dans OpenLux avait relevé en février dernier le lien organique : Les yachts sont des actifs des sociétés observées aux « rayons X », comme le titrait Le Soir. Et 279 des 2 000 milliardaires du monde entier ont une société immatriculée au Grand-Duché, calculait la presse. Or, « la plaisance de luxe (…) condense des traits essentiels de ce qui fait l’époque : l’envolée des inégalités économiques, l’accélération du désastre écologique, la persistance de l’iniquité juridique. Elle vient nourrir le constat du durcissement de la ségrégation spatiale comme les dégâts autour de la constitution d’une classe dominante transnationale », écrit le sociologue Grégory Salle dans
Superyachts : Luxe, calme et écocide.
Une matérialisation de ces aberrations ? Dans une étude publiée la semaine passée, le lobby militant à Bruxelles pour des politiques de transport propre, Transport & Environment, dénonce la niche accordée aux yachts dans un projet de taxation carbone élaboré par la Commission. En juillet de l’année dernière, l’exécutif européen a en effet proposé d’exclure du programme de tarification carbone les navires d’une jauge brute (gross tonnage) inférieure à 5 000 tonnes. La Commission européenne se justifie par la volonté d’épargner des démarches administratives jugées trop couteuses par rapport à la quantité d’émissions concernées (on parle ici d’un volume d’émissions équivalant à celles du Danemark pendant une année). Il s’agirait de « dix pour cent des émissions (produites par la flotte mondiale, ndlr) pour 45 pour cent des navires ». Si l’exemption des petits bateaux de pêche peut se comprendre, celle des quelque 1 459 yachts (seuls 26 sont trop gros pour être exemptés) passe moins aux yeux du lobby environnemental. Notons au passage que tous les autres navires ont une vocation et un intérêt économiques certains.
La présence de yachts dans les sociétés luxembourgeoises tient à un cadre fiscal avantageux développé avant la conscientisation écologique de la politique locale (ou tout le moins ses prétendues ambitions écologiques). Un argumentaire fiscal développé par l’avocat spécialisé dans la niche maritime André Harpes avait été chipé en 2014 au détour d’un déjeuner de la British Chambre of Commerce par un journaliste de la défunte Business Review (publication de feu New Media Lux) Des éléments de taxation directe (un crédit d’impôt, une dépréciation fiscalement intéressante, des reports de pertes) s’ajoutent à des exemptions de TVA sur les coûts de l’opérationnel et de maintenance des navires pour qui aurait recours à une société de gestion maritime luxembourgeoise. « If you incorporate a Luxembourg shipping company in the tax scheme of a corporate group (…) your yacht can be paid up to 75% by tax gains », avait lâché André Harpes à l’assistance invitée par le lobby patronal. Rencontré en fin de semaine dernière en ses bureaux de la rue de la Loge, l’avocat confirme que rien ou presque n’a changé depuis. L’écosystème serait toujours « top », mais il pourrait être « top top ».
Mal aimé André Harpes opère dans cette niche depuis 1996. Le registre maritime avait été créé quelques années plus tôt (en 1990) dans un souci de diversification économique et pour accueillir les armateurs belges désespérés par leur cadre légal. Malgré les résistances politiques de l’époque (du parti libéral et plus particulièrement d’Henri Grethen, qui changera par la suite de position), le Luxembourg, bien qu’enclavé, s’est présenté en safe (and tax) haven. Les propriétaires de yachts sautaient sur l’occasion. Le ministre de l’Économie Jeannot Krecké (LSAP), faisait de l’accueil des méga-yachts une stratégie politique résolue. Le socialiste parcourait ainsi les « yacht shows » spécialisés comme à Monaco ou à Düsseldorf. André Harpes regrette aujourd’hui le désintérêt des autorités luxembourgeoises pour les yachts, pourtant « un produit d’appel pour le Luxembourg (…)» dont la banque privée vise une clientèle fortunée. « Mais ils voient ça comme le jouet des riches », déplore l’avocat en visant notamment le Commissariat aux affaires maritimes qui veille sur le secteur. André Harpes aimerait que le registre marchand soit accessible aux navires commerciaux entre 18 et 24 mètres, pallier qu’il faut aujourd’hui franchir pour hisser le lion rouge à la poupe du bateau et bénéficier des exemptions de taxes y liées. On entre dans le yachting de luxe à 18 mètres. Quand on passe au stade supérieur, on ne change généralement pas de juridiction, peste l’avocat. Et la concurrence fait rage avec Malte. « Panama im Mittelmeer », comme écrivait la Süddeutsche, a intégré l’UE en 2004 et a instauré un régime hyper compétitif pour les acquéreurs de yachts.
Le gouvernement Bettel (DP) n’a jamais montré d’intérêt particulier pour le yachting et le Commissariat envisage même de compliquer encore l’accès au pavillon luxembourgeois pour les navires de luxe en fixant la barre à une jauge brute d’au moins 200 tonnes (gross tonnage). Avec ses 19 employés, la (petite) autorité est taillée pour gérer les dossiers de quelques gros navires marchands. Superviser l’administratif (dont le respect du droit du travail) d’une flotte importante de yachts ne paraît pas rentable aux yeux de son commissaire historique Robert Biwer, lequel prendra sa retraite en mai. La clientèle des yachts, génèrerait un surplus de travail avec parfois de graves soucis, comme cette fois où « des menaces ont été proférées contre un capitaine qui ne voulait pas sortir une stewardess du lit à trois heures du matin pour servir des cocktails ». Des temps de repos non interrompus sont garantis aux équipages selon la Convention du travail maritime de 2006, détaille Robert Biwer. « Les problèmes liés au travail maritime sont les mêmes pour les yachts ou les navires marchands (horaires de travail des équipages non respectés ou salaires non payés), mais proportionnellement… », ceux générés par une flotte nombreuse de bâtiments de luxe submergeraient le Commissariat. Les exemptions de TVA visent la marine marchande, pour soutenir un secteur en difficulté, pas pour sponsoriser les millionnaires. « Tel est l’esprit de la directive européenne en la matière », résume Robert Biwer.
Luxembourg-sur-mer Le registre marchand compte aujourd’hui 210 navires dont 29 yachts qui doivent répondre à des exigences sociales et de sécurité strictes (ce qui rendrait l’entretien annuel, autour de 700 000 euros, environ cinquante pour cent plus cher, estime André Harpes). Ils étaient presque 70 voilà dix ans. Le plus grand yacht du registre mesure 46 mètres. La société qui détient le vaisseau baptisé Lucy III a pour bénéficiaire économique une Américaine née au Texas, résidente en France et de nationalité chypriote : Kimberly Rapier. Avec son mari, qui a fait fortune dans la santé aux États-Unis, elle a participé au show de téléréalité Secret Millionaire (diffusé sur ABC) où un couple de personnes fortunées se fond dans la vie de gens normaux. La flotte luxembourgeoise s’avère par ailleurs plutôt homogène en termes de taille de navires et d’origine des propriétaires. Tous ceux qui ont pu être identifiés (quelques sociétés étrangères masquent des bénéficiaires) jouissent d’une nationalité de l’UE. On retrouve des entrepreneurs allemands (Klaus Schmidbaur d’Orafol, Reinhold Richter de Marc Aurel Textil), des Français (la famille Labrune des logiciels de santé Cegedim ou Claude Perdriel industriel qui s’est aussi aventuré dans le minitel rose et dans la presse, en créant Le Nouvel observateur) ou encore des Belges, comme Philippe Van de Wyvere (actif dans le transport en mer et propriétaire du Château Phélan-Ségur à Bordeaux), Johan Beerlandt (président du groupe immobilier belge Besix au board duquel figure Etienne Schneider, ancien ministre socialiste de l’Économie) ou les Faymonville (entrepreneurs des poids lourds) associés à Roland Jost (logisticien). Le show biz n’est représenté au pavillon national que par Tarak Ben Hammar, producteur de cinéma et de spectacles (il a notamment financé des tournées de Michael Jackson).
Un seul Luxembourgeois compte parmi les propriétaires de yachts « commerciaux » (ils doivent les louer pour les utiliser) : l’entrepreneur de l’immobilier Paul Giorgetti, avec son volumineux Majola, un confortable navire doté de cinq cabines pouvant accueillir neuf invités (trois sont dévolues à l’équipage). Ce vaisseau de 31 mètres construit en 2020 et pesant 180 tonnes (et donc potentiellement exclu du futur régime), est à vendre pour 8,8 millions d’euros. Le frère de Paul, Marc Giorgetti, possède lui carrément l’entreprise de conception de yachts italienne Solaris et son joyau, le modèle 111, baptisé CeFeA (selon les initiales des enfants de « Gio »). Ce voilier de 34 mètres récemment récompensé aux « oscars du design de bateau » (décerné par le média Boat international), selon les termes du magnat de l’immobilier, est à vendre pour 23 millions d’euros. CeFeA ne figure en revanche pas sur le registre commercial, car pas adapté aux normes. « Un drame » pour Marc Giorgetti qui avait hissé un gennaker au lion rouge lors de la mise à l’eau du bateau pour signifier son attachement symbolique au Grand-Duché. « Je comprends qu’on ne veuille pas le donner à un Russe qui sprutzt le champagne à Saint-Tropez, mais à un résident luxembourgeois… », maugrée l’entrepreneur. CeFeA porte le pavillon maltais, mais est logé dans une société de gestion maritime de droit luxembourgeois. Jean-Marc Kieffer, patron du groupe CDCL qui figure (comme Gio) en haut du classement des grands propriétaires de terrains constructibles, a recours à la même astuce. Si les normes commerciales ne sont pas respectées et que le propriétaire souhaite louer son navire (entre 20 000 et 120 000 euros la semaine pour les navires battant pavillon luxembourgeois), il faut se diriger vers un pavillon étranger plus permissif. Si la location n’est pas un must, alors le propriétaire inscrit son navire au registre de plaisance, comme René Elvinger (patron de Cebi). Ce registre réservé aux résidents luxembourgeois (y compris les personnes morales... ce qui permet aux fortunes étrangères de placer leur yacht dans une luxco et de bénéficier du pavillon) compte 1 100 navires, « du jetski au superyacht », détaille Robert Biwer.
André Harpes fait du yacht le lieu rêvé pour nouer des relations d’affaires. Le monde du yachting serait fréquenté par les décideurs ultimes. Dans Superyachts, Grégory Salle fait du rapport mobilité/fixité « une composante majeure des rapports de domination » dans le fonctionnement du capitalisme néolibéral. Le degré de mobilité serait proportionnel au niveau de richesse. Le yacht s’établit en symbole de cette délocalisation (au sens littéral). Est cité le visionnaire sociologue et philosophe landais Henri Lefebvre qui écrivait en mars 1968 dans Le Droit à la Ville : « Les Olympiens et la nouvelle aristocratie bourgeoise n’habitent plus. Ils vont de palace en palace ou de château en château ; ils commandent une flotte ou un pays à partir d’un yacht : ils sont partout et nulle part. »