Call me Ishmael – Les Luxembourgeois, « grands amateurs de poissons et de stations balnéaires », auraient « une relation particulière avec la mer », lit-on sur le site du Cluster maritime. À l’évidence, les auteurs ont dû mobliliser toute leur imagination pour camoufler le manque de légitimité d’un secteur artificiel. Le pavillon maritime est l’idée des deux ministres socialistes Robert Goebbels et Jeannot Krecké et l’œuvre patiente de leurs fonctionnaires :le jeune Pierre Gramegna y plancha durant les années 1980, puis c’était au tour de Marc Glodt, entretemps passé dans le privé, suivi par l’ancien militaire et aide de camp du Grand-Duc Robert Biwer.
Dans les bureaux au sixième étage du monolithique Forum Royal, seules quelques peintures de voiliers viennent rappeler qu’on se trouve au Commissariat des affaires maritimes. La vue ne donne ni sur l’Alzette ni sur la Pétrusse, mais sur la city du Kirchberg. Les treize employés du Commissariat reçoivent quotidiennement les représentants de l’industrie maritime, qui viennent y enregistrer leurs navires et déposer les livrets des marins éparpillés sur les océans du monde.
Il y a deux semaines, la première convention collective sectorielle pour les quelque 4 000 marins qui naviguent en ce moment avec un livret de marin luxembourgeois, a été signée entre représentants syndicaux et patronaux. Depuis le premier août, un marin en plein milieu du Pacifique aura donc droit à l’assurance sociale et aux jours fériés luxembourgeois. Ainsi, il touchera le double de son salaire le jour de la Fête nationale luxembourgeoise, un pays dont il ignorait peut-être jusqu’à l’existence. Les marins, qui paient dix pour cent de redevances forfaitaires sur leur salaire à l’État luxembourgeois, se font rembourser leurs frais médicaux. Et, dans l’hypothèse peu probable qu’ils réussissent à enfiler dix ans d’activité sous pavillon grand-ducal, ils auront droit à une retraite luxembourgeoise.
Quant au salaire social minimum luxembourgeois, uniquement les résidents de l’Union européenne le toucheront. Or, de toute manière, les Européens sur les navires commerciaux luxembourgeois sont une minorité (environ un tiers), le plus souvent des cadres, ingénieurs ou travailleurs hautement spécialisés, payés bien au-dessus du salaire minimum. Le gros des marins dans les salles de machines et sur le pont sont des Russes, des Ukrainiens, des Chinois et, surtout, des Philippins, qui fournissent à eux seuls un quart des marins du globe. Ils gagnent entre 600 et 1 500 euros par mois, et, logés et blanchis, reversent en moyenne jusqu’à 80 pour cent de leur paie à leur famille. Ces 400 000 marins fournissant plus de neuf pour cent du PNB des Philippines.
L’OGBL et le LCGB ont donc négocié une convention collective pour des marins éparpillés aux quatre coins du monde. L’OGBL a même créé un secrétaire syndical exclusivement en charge du « secteur navigation intérieure et maritime ». Joël Jung, qui occupe ce poste, estime le nombre de marins résidant au Luxembourg à « deux ou trois ».Jung intervient auprès des fonctionnaires du Commissariat aux affaires maritimes lorsque les inspecteurs de la puissante Fédération internationale des ouvriers du transport lui font parvenir des cas de contraventions aux règlements dans un navire luxembourgeois. À en croire David Lutty, manager chez Jan De Nul recruté à la Chambre de Commerce comme go-between avec les autorités politiques luxembourgeoises, les conditions sociales clémentes de la législation luxembourgeoise constitueraient un avantage pour attirer les équipages hautement spécialisés dont sa firme a besoin. Jan de Nul emploierait environ 500 marins sur des navires luxembourgeois, et « ils peuvent cumuler les années afin de toucher les allocations familiales et les droits de pension », affirme Lutty.
Le registre maritime compte 254 navires ornés du drapeau du Roude Léiw. Dès que ces bateaux entrent dans les eaux internationales, ils sont assimilés au territoire luxembourgeois et le Grand-Duché a ainsi connu une expansion discrète de sa superficie de plusieurs dizaines de kilomètres carrés.
Le pavillon maritime luxembourgeois, longtemps mal aimé, fait de nouveau rêver. Grâce à l’arrivée d’une trentaine de gigantesques navires de cargaison, mesurant chacun plus de 300 mètres, les capacités de tonnage ont doublé en une année, passant de deux à quatre millions de tonnes. Comme souvent, le Luxembourg tire son épingle du jeu grâce à une nouvelle législation européenne. Pour continuer à naviguer sous les ciels fiscaux cléments de la taxe au tonnage, les grands armateurs allemands ont été priés par la Commission européenne d’enregistrer au moins soixante pour cent de leur flotte dans des registres maritimes européens. Cela a donné lieu à un jeu de chaises musicales entre les pavillons du Liberia, de Chypre et du Luxembourg.
Si les traités de double imposition chypriotes sont souvent mieux négociés que ceux du Luxembourg, son pavillon présente un défaut : interdiction d’accoster un port turc avec un drapeau chypriote. Certains armateurs allemands ont donc opté pour le drapeau Roude Léiw, assez cher, mais réputé sérieux. Jusqu’ici ils battaient pavillon libérien, sous le drapeau d’un des dix pays les moins développés du monde, mais avec le deuxième registre maritime le plus important du monde (après celui du Panama). Le précieux registre est entièrement privatisé et délocalisé. Il est géré par la multinationale américaine YCF Group, basée à Washington en Virginie. Pour les transferts vers le Luxembourg, pas de tracasseries administratives, Euroflag Services, une filiale du même YFC Group, a ouvert un petit bureau à quelques pas du Commissariat aux affaires maritimes et se charge des contacts avec les autorités luxembourgeoises. Dans son minuscule bureau, on trouve trois employés pour représenter une trentaine de navires, valant chacun plusieurs centaines de millions d’euros. C’est peu de substance pour beaucoup de capital.
Les transferts copy-paste du registre privé du Liberia vers le registre public luxembourgeois ont ouvert une nouvelle manne financière pour l’État ; au lieu des 720 000 euros initialement prévus par le budget, le registre avait engrangé plus que le double à la fin de 2013. Assez pour absorber les frais de fonctionnement du Commissariat aux affaires maritimes (1,25 million d’euros en 2013) et même produire un petit surplus. Pour 2014, le budget prévoit un nouveau doublement des taxes d’enregistrement (à 3,3 millions d’euros) ; une projection qui semble quelque peu optimiste, surtout alors que le gouvernement vient de drastiquement réduire les taxes d’immatriculation.
Jusqu’ici, le registre maritime comptait surtout des bateaux de drainage, des ravitailleurs de plateformes offshore et des yachts commerciaux. Pour ces petits navires spécialisés, le critère fiscal de la taille était secondaire, pour les mastodontes du cargo, il faisait exploser la facture. Selon le directeur du Commissariat aux affaires maritimes, la taxe d’enregistrement aurait été « de six à sept fois » plus élevée que dans d’autres registres maritimes.
Depuis août, la taxe d’immatriculation est découplée du volume de tonnage et plafonnée à 25 000 euros. C’est la recette traditionnelle luxembourgeoise : Plus d’entrées fiscales par des impôts plus bas. « Les manques à gagner par navire seront plus que compensés par un développement de la flotte et des taxes payées par un plus grand nombre de navires », note le règlement grand-ducal. En changeant la règle du jeu, le Luxembourg espère entrer dans la cour des grands et attirer les géants porte-conteneurs.
Or, en vérité, le Luxembourg s’intéresse moins aux bateaux qu’aux sociétés qui les détiennent et les gèrent. Le registre maritime n’est qu’un produit d’appel, dont les entrées couvrent à peine les frais. Les affaires lucratives ne se feront qu’une fois l’industrie navale prise dans les filets des assureurs, banquiers et fiscalistes luxembourgeois. Telle est du moins la vision dorée que tente de peindre le Cluster maritime. Son président, le banquier reconverti et ancien manager de Cobelguard Freddy Bracke, voit « des marchés à prendre », car les firmes maritimes sous-traitent beaucoup de leurs services financiers.
Fiscalement, c’est la crise du secteur maritime qui a rendu intéressant le Luxembourg. Car alors même que de nombreuses sociétés maritimes opèrent actuellement à perte, le modèle de la taxe au tonnage allemande, qui s’applique aux capacités de transport des navires sans lien aucun avec les profits ou les pertes réalisés, les force à continuer de payer le même montant d’impôts qu’en temps de boom. Le modèle fiscal luxembourgeois ne connaît pas de taxe au tonnage, mais de très généreux crédits d’investissements. Si une société maritime renouvelle son capital flottant, elle pourra immuniser ces investissements sur deux à trois ans. Pendant ce temps-là, les profits engrangés par les nouveaux navires ne seront quasiment pas imposés. Un incitatif au renouvellement des flottes qui explique pourquoi la flotte luxembourgeoise compte parmi les plus jeunes du monde. Une politique fiscale « honorable, honnête et verte », selon le lobbyiste du secteur Bracke, mais que les acteurs de la Place financière préfèrent ne pas trop mettre en avant, par peur de représailles de la part de l’OCDE et de la Commission européenne pour optimisation fiscale agressive. Pour bénéficier des largesses fiscales made in Luxembourg, il faut y mettre la substance. Or, jusqu’à maintenant, les armateurs allemands qui font enregistrer leurs navires au Grand-Duché restent des fantômes. Ils sont aussi invisibles au Luxembourg qu’ils l’étaient à Monrovia.
L’histoire du pavillon luxembourgeois avait démarré au milieu des années 1990 avec l’arrivée des dynasties maritimes flamandes : le groupe Jan de Nul, spécialisé dans les travaux de drainage – notamment pour le canal de Panama et « Palm », la dystopique île artificielle à Dubaï – et de Cobelfret, un des leaders des Ro-ro (pour roll-on, roll off), ces navires qui chargent camions et véhicules. Les propriétaires de ces deux entreprises familiales sont les De Nul respectivement les Cigrang, et ils comptent parmi les dix familles belges les plus riches. Leur nouvelle implantation allait de pair avec une délocalisation à petits pas discrets des ports flamands vers le Grand-Duché, jusqu’à y établir leurs quartiers généraux. Dans leurs sièges flambant neufs – en face de l’ancien palais de l’Arbed pour Cobelfret (rebaptisé CLdN Cobelfret), à Capellen pour Jan De Nul – les deux sociétés emploient aujourd’hui environ 250 personnes. Autour du pavillon maritime virevoltent une petite centaine d’avocats d’affaires, de fiscalistes et de banquiers. Dans son ensemble le secteur maritime emploie donc quelque 300 personnes, sur le continent du moins. Après un quart de siècle d’existence, le bilan du registre maritime est mitigé : l’océan n’a pas submergé le plateau du Kirchberg, le business maritime a la taille d’un étang.
Pendant ce temps, au sixième étage du Forum Royal, les fonctionnaires vivent sous la constante hantise de voir leur registre maritime rayé de la liste blanche, et de se retrouver estampillés « pavillon de complaisance ». Si un certain pourcentage de navires sous pavillon luxembourgeois ne passe pas les inspections techniques et sociales dans les ports, le Luxembourg se retrouvera relégué sur la liste grise, ce qui équivaudra à trois ans de contrôles incessants des navires dans tous les ports du monde. Or, plus l’échantillon est petit, plus lourd sera le poids d’un contrôle négatif. « C’est une injustice mathématique », estime Marc Glodt, le prédécesseur de Biwer au Comissariat maritime, entretemps reconverti avocat spécialisé dans le droit maritime. Tous les trois ans, le pavillon luxembourgeois est réévalué et il faudra attendre fin 2014 pour voir si le Luxembourg aura réussi à défendre sa place parmi les listés blancs. Robert Biwer est optimiste, après une année 2013 moins bonne, l’année en cours devrait redresser la barre, estime-t-il.
L’arrivée des gigantesques porte-conteneurs repose la question de l’avenir des yachts dans le registre maritime luxembourgeois. On trouve désormais une douzaine de porte-conteneurs mesurant plus de 300 mètres (la longueur d’un terrain de foot est de 120 mètres, d’après les critères de la Fifa), qui font apparaître les yachts mesurant entre 24 et trente mètres comme des coquilles de noix. Les yachts commerciaux, qui peuvent être loués par des HNWI en quête de glamour, avaient longtemps été un des principaux créneaux exploités par le Grand-Duché. Pendant les années de marée basse, les yachts avaient permis de donner une masse critique au pavillon maritime, dont ils constituant à peu près moitié. Ils n’en représentent plus qu’un quart aujourd’hui. En nombres absolus, ils ont également baissé, passant de 57 en 2012 à 48 en 2013. Dans les milieux maritimes et politiques, on a toujours vu d’un mauvais œil cette niche, soupçonnée d’opacité en ce qui concerne les propriétaires effectifs et l’origine des fonds. On craignait que quelque part sous les tropiques un narcotrafiquant flottait dans un opulent yacht orné d’un grand drapeau luxembourgeois.
Toujours ces « risques réputationnels » ! Avec 19 pétroliers dans sa flotte, mesurant chacun autour de 200 mètres, se pose la question de la responsabilité pénale en cas de gros pépin. Parmi la dizaine de professionnels interrogés, personne n’était capable de la définir de manière précise : l’affréteur, la société de classification, l’armateur, voire l’administration qui gère le registre maritime ? « Potentiellement tout le monde pourra être visé »,estime Freddy Bracke, le président du Cluster Maritime. Il y a dix ans, suite au naufrage du pétrolier Erika sur les rivages bretons, un mandat d’arrêt avait été lancé contre le directeur de l’Autorité maritime de Malte. Face à ce scénario-catastrophe, Jeannot Krecké avait opté pour un phasing out des méga-tankers chargés de pétrole brut :« Nous voulons prendre des risques, mais pas les gros risques ». Selon Robert Biwer, les transporteurs enregistrés au Luxembourg ne transporteraient plus que des produits pétroliers « avec un certain degré de raffinement ».
Demandez à Biwer pourquoi les armateurs décident d’enregistrer leurs navires au Luxembourg, il vous répondra par la rapidité des procédures et du service « fait sur mesure ». Suite aux pressions des grandes sociétés maritimes, le Luxembourg avait ainsi été parmi les premiers pays à transposer la directive de l’Organisation maritime internationale qui utorisait la présence de militaires privés sur les navires. Pour la plupart recrutés parmi des corps d’élite de la Royal Navy, ils sont censés protéger les cargos et les équipages traversant les régions plongées dans la misère contre les attaques des autochtones. Entre 2008 et 2011, les pirates somaliens avaient coûté jusqu’à six milliards d’euros par an à l’industrie navale en rançons, contrats d’assurances et contretemps. À plusieurs reprises, des bateaux battant pavillon luxembourgeois avaient été pris pour cible, et des membres de l’équipage kidnappés. (Ils furent relâchés après le paiement d’une rançon versée par la compagnie d’assurance.)
Les gardiens privés doivent être au minimum au nombre de quatre. Le ministère de la Justice luxembourgeois leur permet le port d’armes semi-automatiques, mais interdit le port d’armes automatiques pour éviter les « arrosages » incontrôlés. « Leur seule présence suffit à dissuader les pirates »,estime Biwer. Avant d’embarquer, les firmes de sécurité se présentent dans son bureau pour expliciter à l’ex-militaire leurs procédures de l’« escalade de la violence ». Pour chaque balle tirée, le capitaine a l’obligation de faire une entrée dans son journal de bord et la firme de sécurité de rédiger un rapport à soumettre aux autorités luxembourgeoises. Jusqu’à aujourd’hui, aucun tir n’a été rapporté. Si un garde de sécurité blesse ou tue un pirate présumé, ce sera au Parquet d’ordonner une enquête – à condition bien sûr d’avoir été mis au courant.