Chronique Internet

Bataille rouverte sur la neutralité du Net

d'Lëtzebuerger Land vom 12.05.2017

La problématique de la neutralité du Net a refait parler d’elle aux États-Unis à l’occasion d’un mystérieux incident informatique qui l’a propulsée dans l’arène politique. Après l’adoption de règles relativement contraignantes en 2015 qui avaient arrêté le principe que les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) sont obligés de fournir un service n’opérant aucune discrimination entre les différents flux d’informations transitant sur leur réseau, on pensait la question réglée. Mais elle a rebondi avec l’élection de Donald Trump et la désignation d’un président de la Federal Communications Commission (FCC), Ajit Pai, qui ne fait plus mystère de son intention de démanteler le dispositif existant de neutralité du Net. Pendant la phase de consultation publique sur les nouvelles règles envisagées, une attaque de déni de service a empêché les internautes de publier leurs commentaires sur la plateforme réservée à cet effet.

Les explications de la FCC n’ont pas convaincu tous les législateurs : des sénateurs démocrates ont demandé à l’agence de préciser ce qui s’est vraiment passé et de dire combien de citoyens ont été empêchés d’enregistrer leurs commentaires. Dans une lettre au président de la FCC, Ron Wyden et Brian Schatz demandent si la FCC a testé sa plateforme de commentaires et si elle utilise un bouclier contre les attaques de déni de service. Sans le dire expressément, ils accusent donc la FCC d’avoir été négligente, voire d’avoir favorisé la panne. Son chief information officer, David Bray, a fait savoir que des intervenants mal intentionnés s’en étaient délibérément pris au prestataire de services utilisé par la FCC pour gérer son système de commentaires du public. L’engorgement du site web n’a pas été le fait de citoyens qui voulaient poster des commentaires, mais de personnes qui voulaient compliquer la vie de ceux qui voulaient le faire, a dit David Bray.

Une association d’activistes du Net, Fight for the Future, s’est dite « extrêmement sceptique » à l’égard de cette affirmation, demandant à voir les logs relatifs au site web attaqué. Coïncidence, quelques heures avant l’incident, le satiriste de HBO John Oliver avait exhorté ses fans à manifester leur attachement à la neutralité du Net et à poster des commentaires officiels, suggérant à certains que c’est son appel qui avait causé un gonflement soudain des connexions de gens souhaitant protester contre les intentions de la FCC.

La neutralité du Net est un sujet un rien ennuyeux, passablement technique, mais suffisamment sérieux pour mériter ce genre d’attention. En l’absence de règles contraignant les fournisseurs d’accès à respecter ce principe, il devient facile pour les grands groupes technologiques, souvent monopolistes, de conclure des accords qui, notamment à travers des incitations tarifaires, engagent les FAI à favoriser leurs flux au détriment de tout ce qui est atypique, innovant, non lucratif ou marginal, bref à aseptiser le Net et à créer de sérieuses embûches à l’innovation. Les milieux conservateurs des États-Unis rechignent à reconnaître à la fourniture d’accès à Internet un caractère de service public de type « utility », préférant voir les FAI comme des agents économiques classiques.

Certes, la neutralité du Net n’est pas un sujet aussi politique que celui de la dissémination de fake news. Mais elle n’est pas moins fondamentale pour assurer aux internautes un accès universel et agnostique au Net, et ce alors que la tendance est justement à une mise en coupe réglée des flux au profit de quelques grands groupes. Ce qui est particulièrement alarmant dans cet incident, c’est que les décisions portant sur l’infrastructure du Net tendent à devenir elles-mêmes des enjeux de guérillas techniques opaques, où il est très difficile de démêler le vrai du faux, d’identifier les auteurs d’attaques ou de distinguer entre panne, sabotage et provocation. Même s’il s’agit d’un épisode somme toute mineur, cet incident donne la mesure de la responsabilité qui échoit désormais aux internautes de s’informer et de manifester leurs préférences. Faute de quoi Internet tombera définitivement sous la coupe d’intérêts marchands et finira par ressembler à un morne paysage audio-visuel.

Jean Lasar
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