Est-ce que la crise a modifié les orientations de recherche en finance ?

Risque et éthique

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2010

De toutes les disciplines composant les « sciences de gestion », où l’on trouve aussi le marketing et les ressources humaines, la finance est celle où la recherche a été la plus active.

Il est habituel de distinguer finance de marché et finance d’entreprise. La finance de marché est la partie de la finance qui traite de l’organisation et du fonctionnement des marchés financiers. Elle recouvre plus particulièrement les transactions sur les valeurs mobilières et leurs dérivés, mais s’intéresse aussi aux marchés des devises et des matières premières. La finance d’entreprise, comme son nom l’indique, traite du diagnostic financier (principalement sous l’angle de la solvabilité et de la liquidité) et des problématiques de financement à court et à long terme.

Ces deux aspects de la finance sont bien évidemment liés, dans la mesure où le financement des entre­prises, même si elles ne sont pas de grande taille, passe de plus en plus par les marchés boursiers. Ce­-la étant, depuis une vingtaine d’années, c’est la recherche en finance de marché qui a proprement explosé, à la fois en réponse aux besoins des professionnels, eux-mêmes liés à la financiarisation croissante des économies, mais aussi en raison des perspectives aussi extraordinaires qu’inattendues qu’elle a ouvertes.

Les travaux dans ce domaine ont connu leur âge d’or dans les années 1980, avec l’apparition de modèles de plus en plus sophistiqués à fort contenu mathématique. Évolution couronnée en 1997 par l’attribution du prix Nobel d’économie à Robert Merton et Myron Scholes pour leurs travaux sur l’évaluation des options. L’implication des deux lauréats, l’année suivante, dans la spectaculaire faillite du hedge fund LTCM avait déjà provoqué quelques interrogations, mais c’est surtout la crise intervenue à partir de 2007-2008 qui a semé le doute sur la pertinence des modèles mathématiques couramment utilisés par les professionnels de la finance.

Une opinion largement répandue aujourd’hui est que la crise est en partie liée, non aux modèles eux-mêmes, mais, selon Daniel Haguet, professeur de finance à l’EDHEC à Nice, un des centres leaders de la recherche en finance dans le monde, « à un manque de technicité et à un manque de maîtrise des fondamentaux économiques » dans leur utilisation.

On continue donc d’affiner ces modèles en approfondissant les travaux sur la mesure et la maîtrise des risques, surtout extrêmes. Ainsi le modèle largement utilisé de VaR (value at risk) donne le niveau de fonds propres à détenir pour faire face à 99 pour cent des situations, alors que la finance se trouve de plus en plus dans le un pour cent restant, qu’il convient d’étudier de façon plus poussée.

Plus généralement la gestion des risques, qu’ils soient financiers, opérationnels et juridiques constitue certainement l’axe majeur des travaux en finance au cours des années à venir. Par exemple la modélisation du risque de liquidité est l’objet d’une demande pressante.

Un autre infléchissement concerne l’étude des passifs des investisseurs, particuliers comme institutions : selon Daniel Haguet, « les raisonnements ALM (gestion actif-passif) doivent désormais prédominer dans la construction de portefeuilles au-delà de l’approche traditionnelle d’optimisation de l’actif ».

En lien direct avec la crise, la recherche en finance est également animée par l’importance croissante des aspects réglementaires et éthiques. Il est communément admis que la régulation a pris du retard sur les techniques financières. Reste à savoir, c’est l’objet de recherches actuelles, jusqu’où il est possible d’aller dans ce domaine sensible. Quant à l’éthique, la multiplication des affaires de délits d’initiés, de fraudes et de malversations montre la nécessité de s’y intéresser davantage.

Mais ces affaires ont aussi mis en lumière le rôle des comportements humains sur les marchés financiers et remis en selle la finance comportementale, un domaine de recherche apparu à la fin des années 1970.

La finance comportementale consiste à utiliser la psychologie individuelle et collective pour tenter de comprendre certains phénomènes observés en finance. Elle remet en question le postulat de base de la finance moderne qu’est la rationalité des investisseurs, dont découle la théorie des marchés efficients. La finance comportementale va donc chercher à mettre en lumière des situations où les marchés ne sont pas efficients (comme par exemple les situations de volatilité excessive ou les anomalies calendaires) et tentera de les expliquer par la psychologie des investisseurs (on parle de « biais cognitifs et émotionnels »). Elle cherchera ensuite à mettre en place des stratégies visant à tirer profit de ces situations.

Les recherches en finance comportementale ont essentiellement été menées aux États-Unis, surtout sous l’impulsion de spécialistes de la psychologie sociale, comme Daniel Kahne-man, de l’Université de Princeton, également prix Nobel d’économie en 2002 avec Vernon Smith. Les travaux récents sont davantage centrés sur les comportements individuels ou en petits groupes que sur les phénomènes de masse, et s’orientent de plus en plus sur le comportement des investisseurs particuliers.

En dehors de ces évolutions qui touchent à proprement parler le fonctionnement des marchés, deux branches de la finance font aujourd’hui l’objet de travaux importants, la micro-finance et la finance islamique.

La micro-finance est surtout connue du grand public depuis l’attribu­tion du prix Nobel… de la paix à Mu­hammad Yunus en 2006, mais reste trop souvent confondue avec le micro-crédit, car elle était à l’origine définie comme « les dispositifs permettant d’offrir des crédits de faible montant à des familles pauvres pour les aider à conduire des activités productives ou génératrices de revenus leur permettant ainsi de développer leurs très petites entreprises ».

Or, il est rapidement apparu que les clients étaient demandeurs d’une gamme de services plus large et surtout que le principe, né au Bangla­desh, pouvait être étendu aux pays développés.

La micro-finance correspond désormais à « la fourniture d’un ensemble de produits financiers à tous ceux qui sont exclus du système financier classique ou formel ». Elle concerne aussi bien le crédit que l’épargne, l’assurance ou les transferts d’argent.

Ce qu’il est convenu d’appeler « finance islamique » recouvre principalement la fourniture par les établissements financiers, à leurs clients de confession musulmane, de produits compatibles avec les prescriptions de la Charia, notamment dans le domaine de l’épargne, du crédit et de l’assurance.

Comme évoqué plusieurs fois dans les colonnes du Land, la finance islamique, de création relativement récente (les années 1960), a le vent en poupe, car une partie croissante des musulmans est sensible au principe d’investissements compatibles avec la loi coranique. Or, la population des pays musulmans augmente davantage que celle des pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Le niveau de vie y progresse régulièrement, de sorte qu’une importante classe moyenne se constitue, avec une bonne capacité d’épargne et le désir de recourir au crédit.

La crise financière a paradoxalement joué un rôle positif pour son développement, car la Charia interdit la spéculation et privilégie les critères éthiques et sociaux. Ce sont d’ailleurs ces critères qui amènent de plus en plus de non-musulmans à s’intéresser à cette branche de la finance. On remarque d’ailleurs que les recherches ne sont plus limitées aux pays musulmans, mais sont par exemple très actives en Allemagne.

La finance de marché, restée dans l’ombre de sa grande sœur pendant des années, connaît aussi une regain d’intérêt avec notamment des recherches sur l’activité de banques d’affaires (les fusions-acquisitions) et sur les différentes formes du capital-investissement, comme les LBO.

Georges Canto
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