Une colère sur le pouvoir d’achat et une défiance envers le président. Tels sont les deux principaux ingrédients de la mobilisation des « gilets jaunes », ces Français modestes dépendant de leur automobile pour aller travailler et chez lesquels la forte hausse des prix des carburants depuis des mois a été la goutte d’essence qui a fait déborder le réservoir. « Les gens à la fin du mois, ils n’y arrivent pas. C’est pour ça qu’ils sont dans la rue, ils en ont marre », a assuré un manifestant près de Lyon. « Tant que Macron continuera avec son cinéma, sa poudre de perlimpinpin comme il dit, eh ben on fera pareil, on restera là », a lancé un autre à Calais, sur un des nombreux blocages qui paralysent ronds-points ou péages autoroutiers depuis le samedi 17 novembre, jour où quelque 290 000 personnes ont manifesté dans tout le pays.
Cette mobilisation auto-organisée via les réseaux sociaux, résolument apolitique et asyndicale, réunit pour résumer les salariés, indépendants et retraités gagnant entre 800 et 1 800 euros par mois, éloignés des grandes métropoles, autour d’un « ras-le-bol » contre « la vie chère ». Et elle est soutenue par une écrasante majorité des Français. C’est donc une mobilisation populaire inédite, dans les deux sens du terme : appuyée par 74 pour cent des sondés (selon l’institut Odoxa) et regroupant une coalition hétéroclite des catégories populaires et de la petite classe moyenne.
À l’origine, c’est la fiscalité verte censée porter la transition écologique qui est en cause, pas en elle-même, mais parce qu’elle n’a pas été accompagnée de mesures de justice sociale. La « taxe carbone » renchérissant le CO2 et intégrée à la taxe sur les produits pétroliers a été créée en 2013 sous le quinquennat Hollande, quand les prix du brut étaient bas. Depuis, les hausses combinées du baril et de la taxe, auxquelles s’ajoute l’alignement progressif de la fiscalité du diesel sur celle de l’essence, ont représenté plusieurs milliards d’euros et heurté de plein fouet le pouvoir d’achat déjà en berne des moins fortunés.
L’exécutif a eu beau annoncer mi-novembre des aides globales de 500 millions d’euros, notamment pour remplacer les voitures diesel ou les chaudières au fuel, cela n’a pas suffi. Le mal était fait. « En France, les dix pour cent les plus riches émettent quatre fois plus de carbone que les 50 pour cent les plus pauvres », explique le sociologue Pierre Merle : « Ce gouvernement aurait dû augmenter la fiscalité sur les plus hauts revenus qui achètent des voitures haut de gamme particulièrement polluantes. Et que dire des jets privés ou yachts, utilisés par les plus fortunés, et dont la possession n’est plus imposée grâce à la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) ? ». En résumé, selon lui, « la politique menée depuis 2017, celle des ‘efforts’ demandés aux classes moyennes, voire populaires, alors que les plus fortunés s’enrichissent considérablement, ne peut déboucher que sur des sentiments d’injustice et de révolte dont s’est nourri le mouvement des gilets jaunes ».
Et la colère est d’autant plus forte que seuls vingt pour cent des 37,7 milliards d’euros de recettes attendus en 2019 de la taxe sur les carburants financent la transition écologique (énergies renouvelables et transports en commun), le reste venant réduire le déficit budgétaire qui a été creusé notamment par les cadeaux aux très riches.
À cela s’ajoute la pratique très verticale du pouvoir d’Emmanuel Macron, qui a volontiers délaissé depuis un an et demi les corps intermédiaires (syndicats, collectivités locales, associations…) en faveur d’un prétendu rapport direct avec les Français, qui se retourne aujourd’hui contre lui. « Je n’ai pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants », a d’ailleurs réconnu le chef de l’État, qui dans les manifestations, est en effet la principale cible des « Macron démission » ou autres « Macron dégage ».
Alors que toute négociation avec les « gilets jaunes » est ardue en l’absence de leaders nationaux du mouvement, ce dernier peut-il avoir des débouchés politiques ? Un peu hâtivement, certains y ont vu un mouvement de « beaufs poujadistes » récupérés par l’extrême-droite. C’était sans compter sa grande hétérogénéité – il agrège d’ailleurs beaucoup de femmes. « Si un arrachage de voile semble malheureusement s’être produit dans l’Aisne, il a été immédiatement condamné par les organisateurs et la mobilisation ne m’a jamais semblé prendre un tour identitaire. Il n’y a pas eu de polarisation contre l’immigration. J’ai même trouvé que, sur beaucoup de barrages, il y avait une assez grande diversité », a relevé le spécialiste des extrêmes-droites Jean-Yves Camus, pour qui le mouvement paraît avoir échappé à l’ensemble des représentants politiques, Marine Le Pen incluse.
S’il continue à se tenir à bonne distance des partis, ce sera peut-être sa force. C’est en effet la première fois que la France dite « invisible » prend son destin en main et entame un travail collectif qui contourne individualisme et isolement. Longtemps taxés d’être sourds à ces Français modestes, les médias manifestent d’ailleurs une certaine bienveillance à l’égard de la mobilisation, alors même que deux personnes sont mortes accidentellement et une douzaine ont été grièvement blessées depuis le 17 novembre. L’issue de la crise dépendra sans doute de la capacité des « gilets jaunes » à porter ou non de claires revendications, et de l’attitude du pouvoir. Au moment où le passage au prélèvement de l’impôt à la source, qui entraînera en 2019 une baisse automatique des salaires nets figurant sur les fiches de paie, pourrait contribuer à grossir encore le malaise sur le pouvoir d’achat.