France

Les victimes veulent des actes

d'Lëtzebuerger Land du 09.11.2018

De l’écoute, c’est un premier pas. Mais des actes, ce serait encore mieux. Tel pourrait être le résumé des réactions à l’exercice auquel se sont prêtés samedi 3 octobre les 118 évêques de France au cours de leur traditionnelle Conférence annuelle à Lourdes, dominée cette année par la question des abus sexuels et de la pédophilie dans l’Église.

Alors que l’institution traverse une crise profonde, avec la multiplication de révélations et de scandales en France et dans le monde, les prélats ont écouté pour la première fois des victimes, huit au total, mais en petits groupes et à huis clos, pas en assemblée plénière, raison pour laquelle l’association la Parole libérée, en pointe pour dénoncer les abus pédophiles, a refusé de participer. 

Après trente ans d’omerta, il s’agit pourtant bien d’une avancée. Il y a eu « une prise de conscience » de la nécessité de « travailler avec les victimes », ce qui « n’était pas dans la tête de tout le monde, avant », a reconnu le président de la Conférence des évêques de France, Mgr Georges Pontier. C’est « un jour historique, avec une considération de la parole inédite », a déclaré lors d’une conférence de presse Olivier Savignac. « Maintenant on attend des actes, à court, moyen et long terme », a ajouté cette victime, en se disant prête à « bousculer l’Église s’il le faut ».

Olivier Savignac, 38 ans, fut une des victimes du père Pierre de Castelet, dont le procès à Orléans a marqué les esprits peu avant l’ouverture de la réunion des évêques. Dans un réquisitoire intentionnellement sévère, le procureur a réclamé trois ans de prison dont six mois avec sursis à l’encontre du prêtre, accusé d’attouchements sur les parties génitales de plusieurs garçons mineurs lors d’un camp de vacances, à l’été 1993 dans les Pyrénées. Mais aussi une peine inédite d’un an de prison ferme, avec mandat d’arrêt, contre Mgr André Fort, l’évêque qui a passé sous silence les agissements du prêtre. « C’est un évêque, mais je souhaite qu’il prenne ses responsabilités. L’institution de l’Église doit regarder la réalité en face. Votre jugement doit être un électrochoc », a déclaré le procureur au tribunal. Le jugement est attendu le 22 novembre.

Signe de l’ampleur du problème, deux prêtres trentenaires viennent par ailleurs de se suicider en France, l’un à Rouen le 18 septembre, l’autre à Giens le 20 octobre. Des informations sur des « gestes » ou des « comportements inappropriés » étaient remontés à leurs diocèses.  

Ces événements s’inscrivent dans un double contexte, international et national, de révélations qui ont atteint un pic cet été, certains n’hésitant pas à parler de « tournant » et même de « tsunami ». Aux États-Unis, le procureur de Pennsylvanie a dévoilé en août les abus de 300 prêtres sur au moins 1 000 enfants dans cet état au cours des 70 dernières années. En Allemagne, un rapport a démontré début septembre que 3 677 enfants ont été victimes de sévices sexuels commis par des membres du clergé entre 1946 et 2014. Au Chili, pas moins de 119 enquêtes étaient ouvertes fin août pour des agressions sexuelles commises par des membres de l’Église catholique.  

En France, on peut dater le tournant de fin 2015, quand des victimes du père Bernard Preynat ont mis en cause l’épiscopat lyonnais pour des abus commis jusqu’en 1990 sur des dizaines de scouts. Le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, devrait être jugé en janvier 2019 pour non-dénonciation d’agressions sexuelles. Depuis, de nombreuses autres affaires ont éclaté, grâce au travail de la Parole libérée et d’un collectif lyonnais de journalistes d’investigation, We Report, associé au site Mediapart. Selon ce collectif, au moins 25 évêques, dont cinq sont toujours en poste, ont « méthodiquement couvert » pendant des années 32 auteurs d’abus sexuels, qui ont fait 339 victimes présumées. Les dernières révélations en date concernent la région rurale de Vendée. Et dans tous les pays, la stratégie de l’Église catholique a été la même jusqu’à présent : « exfiltrer » discrètement les prêtres mis en cause et étouffer les affaires par une chape de plomb du silence.

L’Église peut-elle changer ? À la Conférence des évêques, il a été discuté de constituer une commission d’experts chargée de faire la lumière sur les faits passés, comme cela a été le cas en Allemagne, en Irlande ou en Australie. Mais il y a encore des réticences dans le clergé. Déjà, une commission d’enquête parlementaire, demandée par le journal Témoignage chrétien, vient d’être refusée par la majorité de droite au Sénat. 

Il y a une autre piste : un fonds d’indemnisation, notamment pour les faits prescrits, comme cela a été décidé en Allemagne, en Belgique et en Suisse. Mais là encore, les évêques sont divisés. « L’écoute empathique ne suffit pas, il faut des actes. Or ceux-ci manquent cruellement », tranche François Devaux, le président de l’association la Parole libérée. 

Au contraire, la sanction d’un prêtre lanceur d’alerte vient de faire l’effet d’une douche froide. Le père Pierre Vignon, à l’origine d’une lettre ouverte et d’une pétition demandant la démission du cardinal Barbarin, n’a pas été reconduit dans sa fonction de juge ecclésiastique. Les actes ne sont décidément pas ceux attendus.

Emmanuel Defouloy
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