Self-made man, prodige de la finance, hédoniste proche des puissants de la planète, Jeffrey Epstein avait réussi se donner l’image d’un philanthrope soutenant la recherche et l’innovation. Démasqué comme prédateur sexuel récidiviste, celui qui abusait de jeunes femmes, souvent mineures, et, en souteneur mondain, en « fournissait » à ses amis et connaissances, s’est donné la mort le 10 août dans une prison de Manhattan. L’affaire, qui a secoué les coteries de milliardaires à travers le monde, vient d’atteindre les milieux de la technologie. Samedi, Joi Ito, le directeur du Media Lab du MIT (Massachussetts Institute of Technology), a démissionné après qu’on eut découvert qu’il avait accepté des millions de dollars d’Epstein tout en s’efforçant d’en cacher la provenance.
Le Media Lab est sans doute l’un des centres de recherche les plus en vue de la planète techno. Créé en 1985, il se présente comme un lieu d’innovation transdisciplinaire ouvert aux visionnaires iconoclastes voulant « améliorer le monde ». Dans Slate, qui dénonce sans ambages la « pourriture morale » du Media Lab, Justin Peters estime que celui-ci s’était progressivement transformé en courroie de transmission pour réceptionner l’argent de grandes entreprises et de donateurs privés, pour lui-même et pour l’université réputée qui l’héberge. Ce faisant, le Media Lab négligeait opportunément de se préoccuper de ce qui pouvait motiver ces flux d’argent, même s’il s’agissait surtout, au fond, de « vendre plus de camelote ». Alors que le MIT est une des marques les plus crédibles au monde, « le Media Lab l’a sali encore et encore en vendant son prestige à des banques, des entreprises pharmaceutiques, des constructeurs automobiles, des enseignes commerciales multinationales, au moins un prédateur sexuel en série, et d’autres qui espéraient camoufler leur avidité grâce au vernis de l’innovation ».
En 2008, coincé par des témoignages sur ses turpitudes, Epstein avait conclu un accord controversé avec la Justice qui lui avait permis, après quelques mois passés dans une prison de luxe, de reprendre sa vie de jet-setter. Joi Ito et le Media Lab ne pouvaient donc ignorer à qui ils avaient affaire. Après avoir lui-même quémandé 100 000 dollars à Epstein pour continuer d’employer un chercheur, Ito avait demandé à ses subordonnés d’en cacher la provenance, a révélé le New Yorker. Bien plus que les quelque 1,5 million de dollars initialement admis par Ito, le Media Lab a reçu au moins 7,5 millions de dollars d’autres donateurs qui agissaient « suivant les instructions » ou par l’intermédiaire d’Epstein. Dans la foulée, Ito a aussi démissionné des Conseils de la Fondation MacArthur, de la Fondation James L. Knight et du New York Times, ainsi que d’un poste d’enseignant à Harvard.
Dans le Guardian, Evgeny Morozov, auteur originaire de Belarus connu pour sa critique radicale du « solutionnisme technologique », dénonce la « banqueroute morale des élites techno » que révèle selon lui ce scandale. Il centre son attaque sur Nicholas Negroponte, fondateur du Media Lab, et dénote le rôle des conférences TED (Technology, Entertainment, Design), créées en 1984, en tant que véhicules d’une « troisième culture » construite autour de la triple exclusion de la politique, des conflits et de l’idéologie, et s’appuyant au contraire sur la science, la technologie et la recherche pragmatique de solutions : « Des idées en tant que service, adroitement emballées dans des snacks intellectuels de 18 minutes ». Negroponte, un des premiers conférenciers des TED Talks, a d’ailleurs lui-même, dans un premier temps, essayé de défendre la relation entre le Media Lab et Epstein. Morozov présente cette troisième culture comme un « bouclier parfait pour poursuivre des activités entrepreneuriales sous guise d’intellectualisme », le décrivant comme suit : « Réseautage infini avec des milliardaires mais aussi des modèles et des stars de Hollywood ; financements instantanés par des philanthropes et des venture capitalists évoluant dans les mêmes cercles ». Ironie de l’histoire, Morozov a lui-même été lié à ces milieux par le biais de son agent littéraire John Brockman. Mais il s’est séparé de lui au mois d’août après que son rôle dans ces connexions douteuses fut devenu apparent.