Mudam

Comme un collectionneur

d'Lëtzebuerger Land vom 22.03.2001

d'Lëtzebuerger Land : Dans la Newsletter du ministère de la Culture qui vient de paraître, il est fait mention d'une « quinzaine d'acquisitions » en l'an 2000...

Marie-Claude Beaud : Oui, nous avons acheté quinze pièces. Mais comme une jeune mariée, la Fondation a reçu une dot de cinquante oeuvres acquises par le Fonds culturel national du Luxembourg, avec une commission d'achat présidée par Bernard Ceysson et composée de membres à la fois luxembourgeois et internationaux. Le choix d'oeuvres, dont la plus ancienne était une peinture de Blinky Palermo des années soixante, tournait à 95 pour cent autour des artistes majeurs des années 1980, n'excluant aucune technique et aucune nationalité, avec une prédilection pour les techniques classiques - peinture et sculpture - et concernant géographiquement l'Europe du Nord, l'Allemagne, l'Angleterre et les États-Unis. C'est ainsi que j'ai pris le relais.

Je savais tout de suite qu'il fallait une structure qui cautionne ce que je proposais. Je pensais qu'elle devait être professionnelle, internationale, incorruptible... bref, incontournable. J'ai donc proposé au Conseil d'administration de la Fondation un comité d'experts plutôt qu'une commission d'achat. J'ai choisi d'une part des gens avec lesquels j'avais des relations de longue date, comme Nick Serota, directeur de la Tate Gallery à Londres - quelqu'un d'exceptionnel dont je respecte les points de vue et les choix artistiques -, ou Carmen Gimenez qui travaille à la fois en Espagne et au Guggenheim de New York et qui représente à mon avis cette nouvelle sorte de curators invités. C'est une spécialiste de l'Art moderne qui fait le lien entre art européen et art américain. 

Puis il y a Stephan Schmidt-Wulffen qui travaillait au Kunstverein de Hambourg, je le connaissais peu mais je suivais son travail ; il a par exemple créé une formidable collection privée à Stuttgart, c'est un historien d'art brillant qui connaît bien l'Allemagne et l'Europe de l'Est, cela m'intéressait aussi. Puis il me semblait indispensable d'avoir un Luxembourgeois et je voulais qu'il soit incontestable. C'est le cas de Paul Reiles, une personnalité reconnue dans le milieu des musées et en même temps un vrai amateur d'art et de culture, particulièrement ouvert.

Je crois que ce petit groupe de travail était pour moi indispensable parce qu'il donnait une respiration internationale et changeait aussi des commissions d'achat plus classiques. Pour le comité scientifique d'un nouveau musée, avec une collection comme la nôtre, qui est une collection d'art contemporain, il fallait des garants, de véritables professionnels, parce que nous travaillons sur un « art en train de se faire », souvent controversé, bien plus difficile à acheter que l'art moderne. J'aurais beaucoup plus de facilités à faire acheter une pièce d'Elsworth Kelly ou d'Andy Warhol qu'une pièce d'Alain Declercq ou de Rémy Zaugg, c'est évident. En revanche, nous sommes les témoins de quelque chose de formidable et qui fait la qualité de l'art contemporain, c'est la possibilité de travailler avec des artistes vivants.

 

Vous êtes là depuis plus d'un an, pourquoi y a-t-il un si grand secret autour de cette nouvelle collection ? Pourquoi ne sait-on encore rien de ce nouveau concept ?

Je pense qu'il fallait laisser le temps pour que la collection prenne forme. Quinze oeuvres, plus les cinquante qui ont été achetées avant ma nomination, ne font pas une collection. Donc il faut trouver le moyen de parler des oeuvres et de dire ce qu'on achète, sans tomber dans une polémique stérile. J'ai donc proposé au Conseil d'administration de ne faire passer notre image extérieure dans un premier temps que par le biais de notre site Internet www.mudam.lu. Nous avons pris un an de retard car il est difficile de mettre en place une nouvelle structure, mais nous serons prêts pour la Biennale de Venise en juin.

Comment aurais-je pu faire autrement : montrer ? Nous n'avons pas de lieu ; diffuser un listing ? Cela n'en dirait pas plus. D'autre part, une collection se fait sur le long terme. Par exemple, celle de la Fondation Cartier n'a jamais été montrée dans sa totalité, ce n'est qu'au bout de dix ans que nous avons commencé à faire des présentations ponctuelles et thématiques des achats (800 oeuvres tout de même à ce jour).

Dans le même temps, il est légitime que les gens puissent savoir à quoi sert l'argent public, et qu'avec le comité scientifique, nous avons la légitimité pour acheter cette collection. Je ne veux pas simplement dire : voilà ce que nous achetons et débrouillez-vous ! Ce n'est pas notre façon d'agir et cela ne servirait ni les artistes, ni le musée, ni l'État.

En fait, je n'achète pas pour moi, mais nous achetons pour le public, avec de l'argent public. Mais ce public, pour l'instant, est virtuel : je ne sais pas qui il est. Je peux le mesurer en allant au Casino ou dans les galeries... et cela rend mon travail extrêmement difficile.

D'autre part, il n'y a pas de honte à dire ce qu'on a acheté. Le site Internet du musée sera pour nous un moteur idéal : parallèlement à la partie magazine, il y aura une partie dévolue au musée avec des informations sur les oeuvres de la collection.

J'aimerais qu'à chaque fois qu'on achète une oeuvre, il y ait une interview de l'artiste, que des points de vue différents s'expriment à l'occasion d'un débat en ligne... Je pense qu'il faut pouvoir faire comprendre pourquoi cette oeuvre-là et pas une autre. Une collection ce n'est ni un choix de noms, pas plus qu'une liste d'artistes, mais plutôt le choix d'une oeuvre. Je ne compose pas une collection des meilleures ventes internationales, ni une collection des artistes en waiting-list. En fait, comme je ne suis pas totalement prête à répondre à l'attente des gens faute de lieu, le site nous semble être une formule qui permettra à ceux qui le veulent d'y entrer pour avoir une vraie information historique sur la collection, mais aussi sur l'avancement des travaux, le chantier, les projets culturels et pédagogiques.

Deuxième chose : tout musée, comme un iceberg, ne montre jamais la partie immergée - d'ailleurs, le musée au Kirchberg serait trop petit pour exposer en même temps les 65 oeuvres déjà acquises. Une collection, c'est d'abord un stock matériel, mais aussi un stock d'idées, de conquêtes, de différences, de constats. C'est un peu comme une bibliothèque, on ne lit pas tous les livres en même temps, mais on continue à acheter. 

Il faut montrer que les oeuvres qu'on achète sont liées au travail que l'on fait parallèlement, j'entends par-là les expositions, les événements, les publications, les recherches. Et enfin, une collection n'existe pas toute seule, elle existe dans les yeux de ceux qui la regardent.

 

Depuis cette année, vous représentez aussi le musée à l'étranger - comme récemment à l'Arco à Madrid - et vous achetez pour cette collection. Comment ce Musée d'art moderne est perçu dans cette scène de nouveaux musées privés et publics en pleine effervescence ?

Dans le cadre de la conférence de Madrid, j'étais vraiment le « bébé »  entre le MoMA de New York, Le MoCA de San Fransisco, la Tate Gallery de Londres et le Centro Reina Sofia de Madrid. Cependant, les questions de fonctionnement des musées ou celles concernant la politique d'achat sont assez identiques. Ma chance par rapport à ces grands musées historiques tient à ce que je ne suis pas tenue de faire une collection uniquement chronologique, même pour la période couverte par notre musée (depuis les années 1980).

Nous pouvons faire des impasses, car je crois profondément à la notion de « musée d'humeur ». Même avec une équipe de 35 personnes lorsque nous serons ouverts, nous serons toujours un petit lieu : on ne se comparera pas aux 800 personnes qui travaillent à la Tate Gallery.

Ne disposant pas de lieu d'exposition pour le moment, je rencontre des artistes ici et à l'étranger, je leur dis que j'aimerais travailler avec eux et que le musée ouvrira en 2004. On se revoit, on discute des projets... Je ne veux pas forcément commander des oeuvres site-specific parce que je crois que même si cela peut stimuler certains artistes, cela peut aussi avoir l'effet contraire chez d'autres.

Notre véritable atout, c'est de travailler véritablement avec les artistes et ce à long terme, pas qu'une seule fois. Je crois que le gros défaut de certains musées publics ou privés qu'on a pu voir se développer ces dernières années est de ne présenter qu'une seule fois des artistes et de les oublier ensuite comme s'ils étaient morts. Je ne suis pas la seule à penser qu'un travail suivi avec un artiste est quelque chose d'essentiel, même dans ses fragilités. C'est d'ailleurs dans cette logique que nous avons fait l'acquisition des oeuvres de Guillermo Kuitca : 19 tableaux qui représentent son journal pendant le temps où il a peint quatre ou cinq séries différentes.

Une des questions que je me pose est la suivante : comment dire à un public ce qu'est le travail d'un artiste ? J'ai trouvé que la série de Kuitca était formidable pour dire cela, parce qu'elle explique les repentirs, sa vie quotidienne, et c'est en même temps une oeuvre. Les artistes qui m'intéressent sont d'ailleurs ceux qui n'arrêtent jamais d'être des artistes.

 

À l'étranger, le Luxembourg est souvent considéré uniquement comme un pays très riche. Or, le budget 2001 de la Fondation Musée d'art moderne Grand-Duc Jean prévoit 1,6 millions d'euros, soit 65 millions de francs luxembourgeois pour les frais de fonctionnement (six personnes actuellement engagées), les activités culturelles et les acquisitions comprises. Ce n'est pas énorme. Quel peut être la place de ce musée sur le marché où les collectionneurs privés - la concurrence - sont de plus en plus nombreux et parfois même plus riches et réactifs que les musées publics ?

Je crois que la localisation n'a plus tellement d'importance, les gens et les idées voyagent beaucoup... Mais il ne faut pas être dupe : entre une rétrospective offerte à un artiste au Centre Pompidou et nous, pour certains d'entre eux, le choix sera vite fait. Mais ce type de décisions se basent aussi souvent sur les rapports entretenus entre l'artiste et le directeur du musée, et beaucoup de choses dépendent de sa force de conviction. Moi, je me considère comme un collectionneur. Je suis collectionneur donc, et c'est de l'argent public que l'État m'a confié pour que j'achète, ce que je fais avec le comité scientifique le plus professionnellement possible. Le Conseil d'administration m'a nommée et fait confiance pour cela.

Acheter, c'est à la fois un métier que j'ai appris, des connaissances en histoire de l'art que j'ai développées, et puis des intuitions et des rencontres. Je crois que les bonnes collections publiques se font comme les bonnes collections privées. Il y en a aussi de mauvaises... Les collections publi-ques sont aussi sensibles que les privées à la loi du marché, à celles de l'information, aux phénomènes de mode. Il faut être vigilants.

La grande question que je me pose, c'est comment privilégier et garder le contact émotionnel, subjectif, qui est le premier rapport qu'on a avec une oeuvre ? Et comment ce rapport peut-il s'enrichir ? Peut-être grâce à un certain nombre de filtres, d'explications, de contextes, d'autres rencontres... ? C'est aussi à cela que nous travaillons, à autre chose qu'à l'esthétique pure et qu'à la notion de Sujet. Comment transmettre cette passion et ce plaisir ? C'est en fait mon métier : faire passer le message de l'artiste au public, en usant parfois d'un discours transversal.

Je crois que parmi les solutions, en dehors des techniques propres à l'histoire de l'art, les langages contemporains parallèles comme le design, la danse, la musique, le cinéma, le théâtre, la littérature, la mode... sont capables - parce que nous y sommes plus familiers - de nous donner des clés pour comprendre ce langage de l'art. L'oeuvre originale n'est pas dans les mains de tout le monde, malheureusement, comme peut l'être l'oeuvre musicale sous la forme d'un CD. L'Internet peut certes changer beaucoup de choses. Ainsi, nous allons commander des oeuvres conçues spécialement pour notre site, et que les gens pourront avoir chez eux, sur leur ordinateur. C'est aussi un de nos désirs.

 

Le projet ARTfiles, avec lequel vous avez pour la première fois pris contact avec le public lors de Glass meets Mekas en novembre dernier, était rendu possible avec l'aide du mécénat d'une banque. D'ailleurs, vous passez une partie importante de votre temps au « fundraising », à rechercher des sponsors et mécènes privés que vous trouvez surtout du côté des banques... Pourquoi devoir aller chercher de l'argent privé ? Est-ce que votre budget ne suffit pas ?

Notre budget actuel est relativement petit, mais nous sommes encore en phase de préfiguration. Il ne faut pas oublier que notre mécène principal est l'État. Si l'État luxembourgeois, dans une logique libérale, ne veut pas financer le musée entièrement, je pense qu'il serait très dangereux qu'il se désengage de la partie des activités culturelles en les laissant financer exclusivement par le mécénat privé. En effet, ces mécènes profiteraient alors complètement de toutes les retombées médiatiques ou autres. 

Puisque nous sommes dans un type de fonctionnement différent, c'est-à-dire dans le cadre d'une Fondation qui a passé une convention avec l'État, nous sommes en position de fragilité si le budget de mécénat ne doit reposer que sur la recherche d'un sponsor pour chaque activité culturelle. Ça c'est la mort ! Ce que je voudrais essayer de proposer, avec l'accord du Conseil d'administration, c'est la création d'un fonds financier privé, tels les endowments américains, qui permettent à la fois d'abonder le budget de l'État, mais surtout qui impliquent les acteurs privés sur l'ensemble du projet du musée.

Cela n'est intéressant que si les gens s'investissent sur un projet global. Les entreprises ont tout à fait compris que le mécénat est un outil de gestion intéressant, pour certains c'est un outil de communication, pour d'autres c'est même un outil de formation. Je crois que nous sommes dans un moment extrêmement intéressant pour le mécénat, privé ou public. L'argent est utile pour mettre à la disposition du public la collection, pour proposer des activités, et pour faire comprendre et aimer l'art.

Je suis extrêmement optimiste, je suis persuadée que les artistes, même s'ils sont très loin des questions purement politiques, sont des gens qui ont un rôle à jouer dans notre société. Je crois que l'on n'écoute pas assez les intellectuels en général et les artistes en particulier, surtout dans une époque où le rapport marchand à toute chose est privilégié.

Ce qui est très dangereux, c'est de considérer que le privé va combler le budget culturel de l'État. Le privé c'est autre chose que l'État, il bénéficie de réactivités normalement plus grandes qui permettent de faire des choses différentes, c'est sa force. Mais la force de l'État, et c'est une force colossale, c'est sa permanence. Et pour nous cette permanence est indispensable.

 

Vous avez aussi été nommée commissaire pour la participation luxembourgeoise à la prochaine biennale de Venise, dès juin, et vous avez invité Doris Drescher... Vous avez donc vraiment une influence capitale sur le monde et le marché de l'art au Luxembourg en ce moment... N'y a-t-il pas aussi un danger d'une sorte de « monopole », d'une certaine prééminence ? Il y a par exemple en ce moment une véritable « Drescher-mania », tout le monde veut soudain montrer son travail, le Musée de la Ville, Stéphane Ackermann et bientôt le Casino...

C'est évident qu'il y a une « Drescher-mania ». Mais moi je ne l'ai pas découverte. Enrico Lunghi m'a dit un jour que je devais la rencontrer, qu'elle avait des choses à dire, et c'était vrai. Il est logique que je représente une autorité et je crois qu'elle est légitime.

Ce qui se passe au Luxembourg sur un si petit territoire, on peut cependant le comparer à ce qui se passe ailleurs autour de Douglas Gordon, de Doug Aitkin ou de Pipilotti Rist... c'est exactement la même chose. Je pense que c'est comme Britney Spears : il n'y a pas de raison qu'on échappe au syndrome profondément humain du fan-club.

 

josée hansen
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