Pour les agences immobilières, les dispositions
anti-blanchiment marquent un début de régulation. En 2020, l’Administration de l’enregistrement et des domaines (AED) a procédé à 22 contrôles (37 en 2019) pour vérifier si elles avaient mis en place un dispositif anti-blanchiment. Environ 70 pour cent des agences contrôlées auraient donné lieu à des sanctions administratives, estime-t-on à l’AED. Un taux de positivité qui indique que ce secteur n’a pas encore assimilé le « changement de paradigme ». Pour cibler ses contrôles parmi le millier d’agences existantes, l’Enregistrement fait une analyse préalable du chiffre d’affaires et du nombre de transactions des agences.
La multiplication des contrôles reflète la mobilisation générale en amont de l’inspection du Groupe d’action financière (Gafi) initialement prévue pour 2020 et repoussée à cause de la pandémie. Alors que les cinq évaluateurs devraient s’intéresser de près aux acteurs non-financiers, l’AED doit prouver l’« effectiveness » de son Service criminalité financière (huit fonctionnaires) et de son Service anti-fraude (19 fonctionnaires). Les agences immobilières sont incluses dans le champ de la lutte anti-blanchiment depuis 2011. Après une première période de « sensibilisation » et de « prévention », voici donc venu le temps des sanctions.
Elles peuvent monter jusqu’à 10 000 euros. En juillet 2019, une agence avait saisi le tribunal administratif pour faire annuler une sanction prononcée pour non-respect des obligations anti-blanchiment. Pour un de ses clients, l’agence avait omis de dresser une « notation du risque » et de vérifier l’identité du bénéficiaire effectif. Elle ne pouvait pas non plus fournir une « preuve matérielle » que ses employés avaient suivi des formations continues en matière d’anti-blanchiment. Devant les juges, le délégué du gouvernement expliquait qu’étant donné que le secteur immobilier était considéré « à risque », il reviendrait « aux professionnels de démontrer par le biais de pièces matérielles et probantes que les dispositions anti-blanchiment seraient bien remplies, c’est-à-dire qu’ils ont notamment bien identifié leurs clients et que cette identité a bien été vérifiée. » Le tribunal donna raison à l’AED, l’agence préféra ne pas poursuivre l’affaire en appel.
Publiée en septembre par le ministère de la Justice, l’Évaluation nationale des risques pointait du doigt l’immobilier : « This sector is sizable and fragmented, driving significant money laundring risks ». Au Luxembourg, il existerait 2 329 agents immobiliers, lit-on dans ce risk assessment gouvernemental, cumulant un chiffre d’affaires de quelque 2,6 milliards d’euros. (Officiellement, le Luxembourg compterait donc deux fois plus d’agences immobilières que de salons de coiffure.) Il s’agit d’un secteur éclaté, sans véritable représentation officielle. Fondée en 1971 par Willy Hein, un ex-policier reconverti dans la promotion, la « Chambre immobilière du Grand-Duché de Luxembourg » tente de se positionner comme garante de « qualité » et de « déontologie ». Son nom témoigne d’un souci de respectabilité poussé jusqu’à l’usurpation institutionnelle. Car il ne s’agit en réalité pas d’une chambre professionnelle, comme le sont la Chambre des métiers ou la Chambre du commerce auxquelles toutes les entreprises sont légalement tenues de s’affilier et de payer une redevance, mais d’une simple ASBL qui regroupe, d’après la liste des membres publiée au Registre de commerce, 217 membres.
Le nombre d’agents immobiliers est artificiellement gonflé par une multitude de personnes ne faisant que très peu d’opérations, qui sont « dans l’immobilier » comme on poursuit un hobby. C’est la ruée vers l’or : 600 personnes s’inscrivent tous les ans aux formations « accès aux professions de l’immobilier » de la House of training. Des réseaux comme Remax (quinze agences affiliées) fonctionnent exclusivement avec des freelances payés à la commission : « Chez Remax vous apprécierez l’indépendance. Vous pourrez mener vos propres affaires sans avoir les tracas d’un patron », promet son site luxembourgeois. Aux intéressés, on fait miroiter la fiction méritocratique de l’American dream : « Votre succès est seulement limité par votre capacité et votre détermination et non par les restrictions que l’on retrouve dans des environnements plus conventionnels. »
Malgré des pratiques de consommation ostentatoires, que la sociologue française Lise Bernard analyse comme un moyen « de cristalliser, de manière plus ou moins durable, une réussite souvent menacée », ces agents apparaissent comme les archétypes de « la précarité en col blanc ». La course aux mandats est impitoyable : Rien n’est acquis, tout est à conquérir. Pour « entrer un bien », tous les coups sont permis : carpet bombing de prospectus, réseaux d’indics, harcèlement des propriétaires vendant ou louant en direct, estimations de valeur fantaisistes. Dans cet environnement dopé, l’exigence d’« une vigilance constante » dès l’entrée en relation (notamment sur les origines des fonds et l’identité des clients) fait l’effet d’un choc culturel. « Certains agents ne savent pas qu’il existe quelque chose comme l’anti-blanchiment », avoue le président de la Chambre immobilière, Jean-Paul Scheuren.
Tôt ou tard, les agences pourraient-elles se voir forcées à prendre un abonnement chez World-Check, Thompson Reuters ou une autre base de données recensant les personnes « politiquement exposées » ou « à risque élevé » ? « Vous pouvez totalement oublier qu’à l’heure actuelle, quelqu’un soit connecté à une telle base de données », dit Scheuren. « Je regarde qui le client est, où il travaille, si sa situation financière correspond à ce qu’il veut acheter. » Il explique avoir déjà envoyé une déclaration de soupçon à la Cellule de renseignement financier (CRF) qui aurait répondu « dans les 24 heures », lui donnant le feu vert pour signer un contrat de location.
L’inclusion des agents immobiliers dans le champ anti-blanchiment semble leur donner une importance qu’en réalité, ils n’ont pas. Leur rôle se cantonne à celui d’intermédiaires non-essentiels. D’autant plus qu’au Luxembourg, ce sont les notaires qui garantissent la dimension juridique de la vente. Les opérateurs ont tendance à se refiler la patate chaude : les avocats aux fiduciaires, les notaires aux banques, et cétéra. Jean-Paul Scheuren estime ainsi que « 99,99 pour cent » des transactions passeraient par une banque luxembourgeoise : « Tous ces efforts pour zéro virgule zéro zéro un client ? » Mais la lutte anti-blanchiment suit une autre logique qui veut que chacun fasse les contrôles de son côté, indépendamment des autres professionnels intervenant dans la même transaction.
L’Évaluation nationale des risques classe le secteur immobilier comme « high risk »: « They often involve large monetary transactions and offer the ability to conceal the true source of funds. […] Products offered are particularly suited to laundering since they include physical assets such as lands and houses which enable storage of monetary value and potential to reap returns […]. The large number of customers […] could offer a level of anonymity to criminals ». En 2014, alors qu’elle était juge d’instruction en charge de la CRF, Doris Woltz s’interrogeait : « À travers l’Europe, les gens s’étonnent que les salaires stagnent, mais que les prix immobiliers continuent de s’envoler. On peut donc se poser la question sur l’origine des capitaux qui vont dans ce secteur ».
Selon, l’Évaluation nationale des risques, les agences ne compteraient qu’une « petite proportion » de clients non-résidents : entre trois et quatre pour cent. En mars 2015, Philippe Vermast, le gérant de l’antenne luxembourgeoise de Sotheby’s, se livrait à une interview candide avec le Wort. Il évoquait « la clientèle qui essaie de se rapprocher de son argent » : « Ils viennent de Belgique, de France ou les Russes... de plus en plus ». Le marché immobilier luxembourgeois et ses plus-values drainent le capital international, notamment via des family offices rachetant des immeubles résidentiels entiers pour le compte de leurs clients high-net-worth.
Enregistrée par le Parlement une semaine après le début du grand confinement, la loi est passée quasi-inaperçue. Le 21 mars 2020, la Chambre des députés vota à la quasi-unanimité d’inclure les promoteurs immobiliers dans le champ de la lutte anti-blanchiment. Le député libéral et avocat d’affaires Guy Arendt sermonnait les députés : « Nous ne pouvons laisser la moindre place au doute quant à notre détermination. […] Notre politique en faveur de la transparence sur la place financière a sacrément amélioré [zerguttst verbessert] notre image mondiale ». À la veille de la visite (deux fois repoussée depuis) des cinq évaluateurs, il faudrait adopter toutes les recommandations de leur émissaire, le Gafi. Bien que les promoteurs ne fussent pas visés par la directive, le gouvernement les incluait. Le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), avouait qu’en matière de lutte contre le blanchiment, le gouvernement s’était écarté de sa tradition ancestrale des transpositions a minima (« toute la directive et rien que la directive ») : « Nous avons fait ici l’arbitrage de retenir pour chaque point la mesure la plus sévère, soit celle du Gafi soit celle de la directive, selon laquelle était la plus sévère ».