« Toutefois, je ne sais si la vie en ces temps très agités peut être souhaitable à quiconque », écrit le jeune Barthélemy Latomus en 1525 au juriste Ulrich Zasius à Fribourg (p. 256). « Presque tout le monde en effet s’y mêle de théologie et en parle en public, les bouchers, les ravaudeurs, les écrivains publics, les aubergistes, les cultivateurs, tous donnent leur avis et seules les femmes de petite condition ne font pas de théologie » (p. 260). C’est l’Âge de la Réforme, la révolte des protestants contre le Pape et son clergé.
Dix ans plus tard, Latomus rapporte à Érasme de Rotterdam les horreurs observées à Paris : « Tu aurais vu des hommes suspendus au-dessus des flammes brûler vifs » (p. 283). Un nouveau monde naît dans le sang. Mais le grand Érasme ne perd pas son humour. Il lui rétorque, à propos du roi d’Angleterre et de la décapitation de l’évêque de Rochester qui voulait être cardinal : « C’est ainsi qu’il lui donna la calotte rouge » (p. 290).
Barthélemy Latomus, qui correspond avec Érasme, Melanchthon et le cardinal du Bellay, est le fils d’un Steemetzer d’Arlon dans le quartier allemand du Duché de Luxembourg. À la mode humaniste, Baartel latinisera le nom du métier de son père pour en faire son patronyme. André Delvaux, qui a consacré dix ans de sa vie et une thèse à Latomus, situe dans sa volumineuse monographie la naissance de l’Arlonais vers l’année 1497.
Les historiens comptent Latomus parmi les humanistes luxembourgeois comme Busleyden, Sturm ou Mameranus. Mais malgré le potentiel patriotique de ces grands fils de la patrie ou plutôt de la Grande Région et qui ont réussi à l’étranger, ces professeurs, conseillers de princes et poètes restent peu connus du grand public. Car ils avaient souvent des penchants protestants, ils écrivaient en latin et le Centre national de littérature ne fait démarrer les belles lettres nationales qu’avec l’ère bourgeoise, en 1815.
Sans devoir passer par le sacerdoce, le fils d’artisan peut étudier la philosophie scholastique et le droit romain grâce à l’un ou l’autre mécène. Il devient professeur de littérature latine, enseigne à Fribourg, Trèves, Cologne, Louvain et enfin à Paris, au nouveau Collège des lecteurs royaux, le futur Collège de France. Latomus est un témoin de la naissance de l’Âge moderne, la transition entre féodalisme et capitalisme marchand sur fond de soulèvements paysans. Pour lui, c’est d’abord une lutte pour détrôner la scolastique médiévale et la remplacer par l’idéal humaniste et la rhétorique classique. « Dans le climat de tension qui persiste entre l’ancienne et la nouvelle école, c’est un discours engagé et tout un programme », souligne André Delvaux le courage de l’enseignant (p. 105).
En tant que professeur de littérature, Latomus a « mis au point une ‘méthode intégrale’ conjuguant la théorie et l’analyse textuelle » (p. 76). Il publie un bestseller, des commentaires sur le premier traité de rhétorique de la Renaissance, De inventione dialectica de Rudolph Agricola, et consacre une quinzaine de commentaires aux œuvres de Cicéron. Il écrit des poèmes, dont en 1523 le long Factio memorabilis Francisci ab Siccingen sur Franz von Sickingen qui assiégea Trèves quand Latomus y habita. Dans Ad splendidissimum cardianelem Bellaium le professeur du prestigieux collège parisien se plaint de ses conditions de travail exécrables. Souvent, André Delvaux vante plutôt la forme que le contenu des œuvres de Latomus et le place ainsi, peut-être sans le vouloir, dans une certaine tradition de la littérature luxembourgeoise.
Malgré sa « sympathie pour la réforme à la française » et « ses relations cordiales et parfois complices avec des luthériens connus » (p. 168), Latomus quitte Paris et devient en 1541 conseiller juridique de l’archevêque-électeur catholique de Trèves. En cette nouvelle qualité il participe aux diètes de Spire et de Worms ainsi qu’au colloque de Ratisbonne qui cherchent à empêcher le schisme religieux et la scission de l’empire. Théologien autodidacte, il publie même des polémiques contre les réformateurs
Martin Bucer et Pierre Daeten.
Latomus a changé de camp. Mais André Delvaux hésite à le qualifier d’opportuniste. Il en fait plutôt un « ‘conservateur’ idéaliste, prompt à s’enthousiasmer mais dans le fond très prudent » (p. 227). En somme, un bon conservateur catholique luxembourgeois avant la lettre ?