Illégal

Pouvoir et contre-pouvoir

d'Lëtzebuerger Land du 14.10.2010

Avec Illégal, le deuxième long-métrage d’Olivier Masset-Depasse après Cages (2006) et deux courts-métrages (Dans l’ombre, 2004, et Chambre froide, 2000), ce jeune scénariste et réalisateur remporte le prix SACD à la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier festival de Cannes. Depuis, le cinéaste et l’actrice principale Anne Coesens ne cessent de voyager à travers l’Europe pour lancer activement le film en dehors du circuit festivalier dans le but de sensibiliser la presse et le public au sujet de l’immigration clandestine et des sans-papiers, une thématique on ne saurait plus contemporaine.

Si une critique sociale virulente est la toile de fond du film, l’histoire tourne autour de Tania (Anne Coesens), une jeune mère russe, et de son fils Ivan (Alexandre Golntcharov), qui vivent depuis huit ans en Belgique. Pendant qu’il suit ses cours à l’école primaire, elle travaille comme femme de ménage dans une grande entreprise de nettoyage. Les deux semblent parfaitement intégrés, mais il se révèle très vite que la mère doit interrompre ses tâches quotidiennes à intervalles réguliers pour s’infliger des actes violents auto-destructeurs censés masquer ses origines russes et éviter d’attirer l’attention sur sa carte de séjour falsifiée. En sortant ensemble d’un bus le jour de l’anniversaire d’Ivan, ce dernier lui dit qu’il aimerait pour une fois lui parler en russe et la supplie d’arrêter d’être paranoïaque le temps de quelques heures. Selon les lois implacables de la tragédie, c’est à ce moment précis que les deux se font remarquer par la police de l’immigration. Tania se voit embarquée par les policiers et finit par devoir intégrer un centre de rétention pour sans-papiers. Une lutte inextricable contre son expulsion forcée commence, loin de son fils à qui elle a ordonné de fuir le jour où ils se sont fait arrêter.

Ensemble avec un journaliste du Soir et un conseiller juridique de la Ligue des droits de l’Homme belge, le cinéaste a mené une enquête pendant un an sur un centre de rétention situé à quinze kilomètres de l’endroit où il habite. Il a rencontré de nombreux sans-papiers, des gardiens, des policiers. Ce sont néanmoins surtout les témoignages des détenus après leur période d’enfermement dans ces centres qui lui ont servi le plus pour l’écriture de son film, vu que les personnes concernées sont souvent le moment même victimes d’un stress psychologique qui ne leur permet pas de prendre du recul sur leur propre situation. Masset-Depasse affirme que l’immigration et le statut non résolu des sans-papiers est le grand défi du XXIe siècle. En regardant la France à l’œuvre en ce moment, ou encore la situation qu’il dépeint en Belgique, voirr l’ouverture d’un centre de rétention au Luxembourg, ce cinéaste pointe du doigt un sujet qui fait mal à une bonne partie de la classe politique dirigeante aujourd’hui.

L’utilisation des ressorts dramaturgiques et de l’impact émotionnel qu’offre le septième art, et en particulier l’univers de la fiction par rapport au documentaire, a été une évidence pour le réalisateur, le but étant d’attirer l’attention d’une grande partie de la population qui semble encore endormie face à une problématique sociétale qui nécessite qu’on en parle de manière urgente. Pour ne pas devenir prisonnier de son propre sujet en faisant un film d’extrême-gauche, le réalisateur focalise l’attention sur l’histoire de Tania qui se bat tout le long du film pour retrouver son fils. La figure de la « mère courage » est omniprésente, même si la Tania d’Illégal est avant tout poussée par son instinct maternel, alors que celle de Brecht semble être beaucoup plus préoccupée par des considérations mercantiles.

Le duo Anne Coesens-Masset-Depasse ne date pas d’hier. L’actrice principale joue dans l’ensemble des films du réalisateur, tous focalisés sur des histoires de femmes fortes qui affrontent les drames qui leur arrivent d’une manière lucide rehaussée d’un sentiment de révolte admirable. Never change a winning team semble être la devise de ce tandem qui revendique qu’ils sont capables d’explorer en profondeur les recoins ombrageux de l’âme humaine grâce à une méthode de travail pertinente et une entente intuitive qu’ils ont acquis au fil des années. Il est intéressant de noter que le réalisateur a délibérément choisi une femme belge pour incarner la Tania russe de son film. De cette manière, le spectateur peut se reconnaître dans ce qui lui est étranger, au lieu de mettre une barrière là où il n’y en a pas.

Même si Illégal (coproduit par la société luxembourgeois Iris Produc­tions) évite le manichéisme en s’intéressant à l’ambiguïté du statut d’une gardienne dans le centre de rétention qui affirme ne pas avoir pu décrocher un autre travail pour nourrir ses deux enfants, le film prend clairement position en dénonçant la violence appliquée par certains policiers lors des tentatives d’expulsion illicites. Dans le centre de rétention, Tania fait la rencontre d’une jeune femme malienne à qui on inflige des douleurs inhumaines pour qu’elle prenne elle-même la décision de retourner dans son pays d’origine. Si les ficelles scénaristiques anglo-saxonnes de ce personnage secondaire sont très visibles, il n’empêche que le destin fatal du sort de cette femme malienne propulse l’histoire en avant et résout d’une manière tragique le destin de Tania ainsi que celui de la gardienne. En s’inspirant de faits réels, Masset-Depasse montre également comment le vécu subjectif de Tania est ingurgité par le cirque médiatique et mis sur le devant de notre agora contemporaine, incarnée malheureusement de nos jours par ce petit écran maléfique et pitoyable qui nous fait baisser les yeux.

La photographie du film semble pourtant partager un certain nombre de points communs avec l’esthétique télévisuelle : filmé de très près et en longue focale dans un déferlement de plans très courts, le réalisateur et son directeur de la photographie Tommaso Fiorilli visent le sensoriel et partagent par là un certain nombre de points communs avec la cinématographie d’Un prophète d’Audiard et de Notre Jour viendra, le dernier film de Romain Gavras. Cette esthétique faussement documentaire va de pair avec la larme préprogrammée de la fin, et peuvent laisser perplexe l’un ou l’autre spectateur quand les lumières s’allument de nouveau.

Il est impératif de traiter ce sujet à l’écran aujourd’hui, et ce film vaut largement le coup d’être vu et va certainement provoquer des débats qui sont nécessaires. Mais le risque avec un sujet aussi contemporain et brûlant est d’avoir du mal à trouver la bonne distance, du moins au cinéma. Est-ce possible de combiner le septième art comme arme politique avec sa capacité de laisser des traces poétiques éphémères qui mettent en avant la contradiction de l’âme humaine ? À chacun de se faire sa propre image.

Thierry Besseling
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