Forevermore

Créer ou aimer ?

d'Lëtzebuerger Land du 19.08.2010

Les journalistes qui ont pu franchir le portail du château de Wintrange vendredi dernier sont entrés dans un monde fragmenté de la Vienne des années 1900, un monde où toute une fourmilière de passionnés du cinéma s’est agitée pour accoucher de deux minutes de temps d’écran sur un bout de pellicule 16mm. Les techniciens se sont affairés autour d’une verrière paradisiaque de laquelle la très jeune Grete Trakl (Peri Baumeister) s’est fait brusquement enlever par son frère Georg Trakl (Lars Eidinger) sous le regard du couple Oskar Kokoschka (Jules Werner) et Alma Mahler (Victoire Metzler).

Für immer und ewig (Forevermore) raconte l’histoire d’un amour impossible entre Georg Trakl, ce Baudelaire autrichien et sa sœur, une jeune pianiste frivole et émancipée qui ne désire qu’une chose : aimer son frère. Elle rêve de partir avec lui en Australie, au loin, où ils pourront vivre en paix ensemble, alors qu’il se réfugie dans la drogue, les bordels viennois et sa poésie expressionniste de peur qu’il ne brise l’union familiale sacrée. S’ils sont heureux ensemble pour un temps, ce couple maudit ne tarde pas à éclater en mille morceaux, ce qui fait de ce récit passionnel une tragédie contemporaine qui rappelle Romeo et Juliette de Shakespeare, le drame incestueux en moins.

La liaison amoureuse entre ce poète sublime et sa sœur Grete est pourtant loin d’être prouvée. Si la poé-sie de Georg Trakl fait allusion à cette union tempétueuse (notamment dans Blutschuld), la consommation de cette relation n’a jamais été démontrée. Animé par le credo romantique selon lequel le poète doit souffrir d’un amour impossible qui le confine à la solitude pour qu’il puisse, en bonne et due forme, enfanter de sa création, Georg avait besoin d’être proche de sa sœur sans peut-être jamais réaliser son désir le plus secret. Le scénario, écrit par la journaliste munichoise Ursula Mauder il y a plus de douze ans, transforme la poésie de Georg Trakl en vision cinématographique, une autre projection immatérielle artistique. Elle raconte l’histoire du point de vue de Grete, cette jeune femme intuitive âgée de 17 ans dont le comportement est dicté exclusivement par ses émotions. Si elle se moque des conventions sociales, des sentiments de culpabilité, de l’éthique et de la morale de l’époque, elle fonce droit à son but sans se soucier de ce qui pourrait causer sa perte : le refus de l’amour de son frère. C’est ce qu’elle va devoir encaisser pour gagner ce à quoi elle aspire profondément : sa liberté.

Le scénario somnolait dans un tiroir poussiéreux depuis une éternité, vu que l’histoire n’inspirait pas confiance aux producteurs qui, pour la plupart, n’y voyaient qu’un biopic historique inintéressant, rehaussé d’une relation incestueuse qui demeure délicate à vendre aujourd’hui. À l’avant-dernier festival de Cannes le producteur allemand Arno Ortmair (Film-Line Productions) a rencontré Nicolas Steil (Iris Productions). S’en est suivi une co-production entre ces deux pays et l’Autriche (Eclypse Entertainment), avec un budget estimé à une hauteur de 4,5 millions d’euros. Deux préachats de la télévision allemande (ARD, ORF et ARD BR) sont déjà assurés.

À côté de la présence de certains techniciens issus du grand-duché et des rôles secondaires attribués à des acteurs luxembourgeois, notons que le montage image sera assuré par Thierry Faber. Quant au directeur de la photographie, le choix du Polonais Bogumil Godfrejow n’a pas été une pilule facile à avaler pour les coproducteurs, vu qu’il n’est pas issu d’un des pays qui contribuent au financement du film. Les premières images semblent pourtant confirmer le talent de l’homme à la caméra qui préfère laisser les grues et les rails de travelling dans le camion pour porter sa boîte à images à l’épaule et rentrer en osmose avec les comédiens. Sa lumière bleuâtre flirte avec le mysticisme qui plane au-dessus de l’union insensée des Trakl sans jamais tomber dans une stylisation trop appuyée.

De nombreux réalisateurs reconnus ont tenu le scénario de Mauder entre leurs mains avant que le choix des producteurs ne soit tombé sur Christophe Starck, qui, selon Nicolas Steil, a la capacité de faire de cette histoire un film radical et moderne puisqu’il s’agit d’une âme romantique, d’un homme passionné et intuitif dans sa démarche qui arrive à entrer en dialogue avec sa part de féminité pour raconter cette histoire du point de vue de Grete. Des adjectifs coups de poing qui n’ont pas trop plu au réalisateur : « Ça ne veut rien dire faire un film radical et moderne, la question est plutôt de savoir montrer un rapport sexuel entre un frère et une sœur, sans que le spectateur n’éprouve ni de la répulsion, ni de la compassion ». Starck, la reine des fourmis sur ce plateau, un bonhomme nerveux qui ne tient pas en place pendant plus de cinq minutes, répète chaque scène dans plusieurs humeurs différentes et est à l’écoute quand ses acteurs lui proposent des nouveautés en improvisant à partir du matériau d’origine.

Jules Werner semble avoir compris l’intention de son metteur en scène allemand quand il explique qu’il voit dans son rôle de Kokoschka et la relation ombrageuse que ce dernier a pu entretenir avec Alma Mahler la possibilité de créer un parallèle subtil au débâcle sentimental des Trakl. Content de pouvoir enfin jouer un rôle d’un homme qui a réellement existé dans le temps, Werner creuse dans les documents de l’époque pour enquêter sur les recoins de l’âme de ce grand peintre qui avait du mal à faire comprendre que l’expressionisme traduit l’intériorité des sentiments, alors que ses clients ne faisaient que se plaindre que ses portraits ne leur ressemblaient en rien. Encore faut-il être capable de synthétiser ou plutôt de sélectionner un aspect de la vie de Kokoschka pour rendre cette complexité en cinq petites scènes.

Un problème que Lars Eidinger et Peri Baumeister ne connaissent pas dans leurs rôles respectifs de Georg et Margarethe Trakl. La caméra de Godfrejow et les flashs voyeuristes des journalistes sont rivés en permanence sur ces deux jeunes gens pendant cette fin de soirée estivale. Eidinger s’est remis à la cigarette pour le rôle et enchaîne une centaine de clopes par jour pour éprouver le sentiment de dépendance que Trakl a vécu pendant toute sa vie envers les drogues. Du method acting à la De Niro, qui fait un peu sourire quand on connaît la véritable recette pharmaceutique de Trakl (mort d’une overdose de cocaïne, il a consommé de l’opium toute sa vie). Il devient plus touchant une fois qu’il parle de l’épaisseur de son rôle, de la difficulté à jouer un caractère qui se promène en permanence à la lisière d’un gouffre rempli de souffrances invivables et d’une joie exaltée qu’il éprouve lorsqu’il se trouve à côté de sa sœur Grete.

Il oppose ainsi ce rôle de cinéma aux rôles qu’il peut décrocher dans les productions télévisuelles allemandes où les psychologies des personnages sont souvent trop terre à terre, lisses et pour le coup superficielles. Peri Baumeister à son tour est jeune et inconnue, une vraie newcomer qui, d’après les producteurs, a une présence unique devant la caméra. Pourvu que les financeurs aient raison puisque pendant l’interview la demoiselle faisait plus penser à une Barbie en Eden qui n’ose pas croquer la pomme qu’à une femme émancipée et sûre d’elle, prête à partager les draps avec son frère. Quoiqu’il en soit, le résultat sera à apprécier sur pellicule et en salle, nous l’espérons avant la fin de 2011.

Thierry Besseling
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