Bédé, art séquentiel et roman graphique

Vulgarisation

d'Lëtzebuerger Land du 06.09.2019

« La bande dessinée c’est pour les gosses… », « tu ne lis pas, tu regardes les images ! », « lis de vrais livres, des romans ‘sérieux’. » Pour la plupart d’entre nous, l’enfance a été martelée par ce genre de remontrances radotées à chaque page dessinée tournée. La relégation au rang de livre pour enfant de la bande dessinée est un affreux lieu commun. Au mieux, on lui remercie l’adage de donner « goût à la lecture », entendez « la vraie lecture ». Pourtant, si l’on revient un peu en arrière, ce que Will Eisner, l’un des maîtres du domaine, nomme « l’art séquentiel », a été la première des « écritures » et donc des « lectures ». Pensez à la Tapisserie de Bayeux, au Codex Colombino, ou, dans une certaine mesure, aux peintures rupestres. La bédé n’a rien d’une lecture inférieure et n’est aucunement un sous-genre de la littérature, elle est complexe et artistique, romanesque et graphique.

Victime d’une mauvaise réputation dès les prémices de son développement, la bande dessinée est à ses débuts utilisée principalement par les journaux satiriques, et se voit vite décrite comme mal écrite et abrutissante. De la première bande dessinée en album Histoire de monsieur Jabot signée Rodolphe Töpffer au XIXe siècle, au Pulitzer de Spiegelman pour Maus en 1992, en passant par les inspirant travaux de Winsor McCay (Little Nemo, 1905), le genre se dénouera petit à petit des clichés, pour s’affirmer dans les années 1970, fort des expérimentations de Jean Giraud alias Mœbius, Will Eisner avec Un Pacte avec Dieu ou encore Hugo Pratt et sa série Corto Maltese. Ainsi émerge le roman graphique, dressé fièrement aujourd’hui en égal du livre classique. Les pionniers de la forme ont, en peu de temps, dézingué les préjugés liés à la bédé, pour utiliser le médium dans des thématiques plus féroces et intimes liées à l’enfance, la guerre, la politique ou encore la sexualité.

Il aura fallu du temps pour que les lecteurs de la bédé comprennent qu’elle ne se limite pas aux histoires de super-héros de Marvel, DC ou autres comics books de l’entre-deux-guerres. De l’âge d’or du comics – avec dans son sillage la bande dessinée franco-belge (Tintin, Astérix, Spirou, et cetera) – à sa suite, s’échappent des tentatives pluriels de faire évoluer le domaine, entre les EC Comics avant-gardiste des années 1950 et ses œuvres mainstream comme celles signées par Jack Kirby, les comics underground des années 1960 issus de l’auto-publication (fanzines, small press, et cetera), vite rejoint par le comics alternatifs – bande dessinée indépendante – portée à son origine par les monstres sacrés que sont Robert Crumb, Gilbert Shelton, Art Spiegelman, ou encore plus tard les bédés contemporaines européennes et, finalement, le roman graphique tel que décrit par Richard Kyle en 1964 dans Capa-Alpha #2, comme artistiquement « plus sérieux », plus long, plus travaillé et plus ambitieux qu’un autre album de bande dessinée.

Le roman graphique a cette longue histoire de quinquagénaire et pourtant, il a connu la croissance la plus rapide que le livre ait noté. Cette « nouvelle » – cinquante bougies tout de même – bande dessinée a vu ainsi l’émergence d’auteurs géniaux et d’œuvres précieuses sortant du cadre fantastique ou humoristique que l’on attachait alors à la bande dessinée. Le roman graphique se veut, à l’image du cinéma, du théâtre ou du roman, varié et sophistiqué.

Depuis Un Pacte avec Dieu, publié par Will Eisner en 1978, le roman graphique s’étale dans toutes bonnes librairies. Eisner a été le premier à entrer dans cette nouvelle catégorie d’auteurs-dessinateurs en changeant son approche artistique « de cinématographique à théâtrale, de divertissante à personnelle, de convulsivement inventive à patiemment introspective », comme l’explique Scott McCould dans son introduction à l’Édition du Centenaire d’Un Pacte avec Dieu. L’autobiographie devient de fait, un élément clé du roman graphique, amenant à une vraie ambition littéraire. Si Un Pacte avec Dieu était en marge des publications de l’époque c’est bien ce qui a constitué son point fort. Esthétiquement, le trait est plus brut mais évident de sens, amenant à des corps caricaturaux, un langage corporel et facial burlesque pour une atmosphère visuelle pleine de vérité, intégrant le lecteur dans l’histoire comme dans un souvenir raconté. La force littéraire nouvelle qu’injecte Eisner ici, vient du drame humain qui se trame de page en page. C’est tout à la fois, beau, triste, émouvant, drôle… C’est la vie, celle de l’auteur et c’est bien là, la nouveauté que le genre permet.

Le fond change, la forme aussi. Les auteurs-artistes font du roman graphique un terrain de jeu vivace, où tout est possible. Scott McCloud le décrit finement dans l’Art Invisible, premier ouvrage théorique sur le genre paru en 1993. Le bédéiste et théoricien dépeint la bande dessinée comme un domaine artistique complexe, entre la sociologie et les arts visuels. Il prend pour exemples, les lieux communs des représentations du monde sous forme dessinée, de l’archéologie au répertoire artistique classique de Magritte à Max Ernst. Dans ce sens, le roman graphique suit une liberté esthétique sans pareil, toutefois en attachant une place à l’image aussi large que celle du texte.

De la bédé en séquences, divisées en cases remplies d’images et de bulles de textes, on en vient à réinventer les cadres même de lecture, comme chez Posy Simmonds dans son célèbre Gemma Bovery publié en album en 1999, qui va dans sa narration imposer au lecteur tantôt le texte, tantôt l’image, pour un agencement de ses planches qui deviendra sa propre vision du roman graphique qu’elle décrit d’ailleurs comme « un roman illustré ». De plus, du noir et blanc traditionnel du genre, certains tenteront d’autres aplats, à l’image de l’étonnant Asterios Polyp (2010), premier roman graphique de David Mazzucchelli, Panthère (2014) du Belge Brecht Evens, les pastels dans Les Equinoxes (2015) de Cyril Pedrosa, La page blanche (2012) de Boulet et Pénélope Bagieu ou le crayonné et magnifiquement brouillon Monstres (2017) de Emil Ferris.

Dans le graphisme justement, les ouvrages sont soignés, et si une première lecture s’opère par le texte, les images offrent un second cadre de narration. Comme mentionné plus haut chez Eisner, chaque dessinateur offre un trait spécifique mais également une imagerie propre. Quand Art Spiegelman, dans Maus (histoire d’un survivant juif de la guerre), représente ses personnages en animaux pour tempérer un chouïa le propos, il utilise a contrario un trait fort et appuyé, montrant le poids du souvenir et le devoir de mémoire. D’autres comme David B. dans son chef d’œuvre l’Ascension du Haut Mal, offre un trait précis et des images aux forts contrastes noir et blanc, rappelant l’encre de Chine, pour livrer une atmosphère fidèle à la profondeur de l’esprit, aux dédales du rêve, l’immensité de la pensée. Ou encore, dans From Hell, autopsie de Jack l’Éventreur en bédé, dans laquelle Alan Moore et Eddie Campbell choisissent plusieurs traits différents soumis aux phases qu’emprunte narrativement leur roman graphique, un trait tailladé, griffonné, gras, raturé, ou en ombres, ouvrant à une évolution visuelle de la narration.

En fait, le roman graphique ne revêt pas de format unique, ou de caractéristiques figées, il connaît pour sûr, deux lectures parallèles, celle du texte et celle du dessin. On pourrait y consacrer un dossier entier, voire des livres (Graphic Novels de Paul Gravett est une bonne référence), mais on passerait toujours à côté de quelque chose, quelqu’un… Ce nouveau médium artistique laisse une telle liberté d’expression aux auteurs, qu’il ne cesse, depuis cinquante ans, d’évoluer. Et si beaucoup d’auteurs parmi lesquels – outre ceux déjà cités – Joe Matt, Derf Backderf, Guy Delisle, Craig Thompson, Marjane Satrapi ou le messin Jean Chauvelot, ont fait de l’autobiographie – fondement du roman graphique – leur ligne directrice, il va sans dire que la fiction y a tout autant sa place, comme chez Jooste Swarte, Chester Brown, Frank Miller, Comès ou Violaine Leroy, pour ne citer qu’eux. Aussi, s’il est clairement issu de la bande dessinée et même s’il connaît des usages souvent abusifs, le roman graphique doit être vu comme un style littéraire à part entière.

Godefroy Gordet
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