Carrément off biennale (2)

Quand l’art et le tissage se rejoignent…

d'Lëtzebuerger Land du 16.08.2019

Il arrive au regard de saisir sur une façade l’inscription d’un magasin, d’une manufacture… inscription des fois un peu ternie, considérablement altérée, prise par le temps. Cela n’est pas fait pour étonner à Venise, mais au bord du grand canal, en face du casino, une fois que depuis la fermata Riva de Biasio vous avez trouvé votre chemin, si c’est bien dans le passé que vous vous projetez, le présent y fonctionne à plein : rien de plus vivant, travailleur, que la Tessitura Luigi Bevilacqua, Santa Croce, 1320. Seul le décor fait remonter, loin dans le temps, à l’époque d’où datent les métiers (à tisser) Jacquard. Ils y sont, les ouvrières, elles, sont bien réelles, jeunes femmes d’aujourd’hui, et les fils glissent dans le bruit des bois qui s’entrechoquent, ils jettent leur éclat qui vient illuminer les lieux.

Les amis M+M (Marc Weis et Martin De Mattia) y ont été en 2017, en avaient fait une des étapes de leur série de films kurz vor fünf, le moment de surprendre l’activité dans les parages les plus divers, films déconstruits et recomposés avec plus de quatre mille images fixes. Un rendez-vous a été pris, Maddalena Vianello a conduit parmi les métiers, une fois l’entrée franchie, et l’émerveillement des murs tapissés de dessins amassés, de cartes perforées ; ce fut en 1801 que le Lyonnais Jacquard inventa le premier système mécanique où d’aucuns veulent voir l’ancêtre de l’ordinateur ou du robot. Maddalena, quand on lui fait remarquer que son nom de famille est porté par le sergent du commissaire Brunetti, dans les romans de Donna Leon, sourit, il est très répandu dans la lagune. Mais les romans n’ont pas été traduits en italiens, l’auteure a toujours refusé, et les Vénitiens lui en veulent, pour eux elle donne en plus une image peu agréable, injuste, de leur ville.

La Tessitura, on en situe les débuts à la fin du XVe siècle, où le nom d’un Giacomo Bevilacqua, tessitore, figure dans la mention d’un tableau de Mansueti ; et tels engins, tels métiers, ils semblent directement sortis des pages de l’Encyclopédie. Avec pareil passé, la renommée est assurée, Bevilacqua produit pour les puissants du monde, maison blanche et kremlin pour une fois sont d’accord, et l’on est bien sûr fornitore pontificio. Les aléas, les contrecoups n’y ont rien pu, comme le bombardement du transatlantique Conte di Savoia en 1943 ou l’incendie de la Fenice en 1996 ; les dessins, les cartes, étaient là, leurs motifs vont jusqu’à l’art déco.

Les expositions universelles avaient contribué à l’essor d’un art qui avait risqué de disparaître avec le diktat de Napoléon, la 55e biennale l’a remis à l’honneur en 2013. Aujourd’hui, M+M dans les images isolées, juxtaposées, de kurz vor fünf, dans leur exposition des Kunstsammlungen Chemnitz, attirent à leur tour l’attention sur le travail du tissage, et particulièrement la concentration de la jeune femme, la Vénitienne au Jacquard, pour paraphraser Goethe. Ces images, ainsi que celles des Tessuti, où chaque fil peut être reconnu, et de loin, le tableau passe à l’abstraction, ces images donc viennent très logiquement dans la manière des deux artistes. Des suites où ça fourmille, toutefois, de la façon la plus ordonnée, d’actualité politique tout aussi bien, elles sont mises en espace dans les Panic Rooms qui s’adaptent d’une exposition à l’autre. Et pour Chemnitz, un nouveau numéro, le cinquième, de leur publication est sorti, on se rappelle que le premier date de 2005, consacré à Bush, et qu’il s’étalait alors au défunt Kiosk du pont Adolphe.

Giovanni Paolo, Ahmadinejad, Putin (pour en rester à l’orthographe allemande), ont suivi. Avant Merkel, à Chemnitz, et son discours courageux, controversé, du « Wir schaffen das ». M+M confrontent ainsi avec le discours politique, le dissèquent, une rhétorique est comme passée sous les rayons X. En même temps, il y a la collision avec le réel, à Chemnitz, avec le bouillonnement de l’extrême droite, de la façon la plus radicale : le club de football a renvoyé le capitaine de son équipe première, trop proche des extrémistes.

Retour à des images plus apaisées, plus apaisantes, ainsi qu’au faste vénitien et Bevilacqua, avec les Tessuti, qui reprennent les dessins de la manufacture. Une pompe de couleurs, une solennité, dans leurs lignées horizontales. Et à y regarder de près, une texture s’offre, se manifeste, où le mot désigne le mode de croisement des fils de tissage, voilà pour la matérialité toute saisissable, il vaut autant dans les arts visuels. La même remarque se retrouve en allemand, dans le catalogue, où un auteur joue de cette dialectique, Film-Stoff VS Stoff-Filme, ce qui dit parfaitement comment M+M n’arrêtent pas de procéder.

L’exposition Fan der Menschheit de M+M dure encore jusqu’au 22 septembre aux Kunstsammlungen Chemnitz ; pour plus d’informations :
www.kunstsammlungen-chemnitz.de

Lucien Kayser
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