Histoire du facteur de production souveraineté (1882-2014)

Les renards

d'Lëtzebuerger Land du 02.01.2015

Strange fruit Pour raconter le modèle d’affaires luxembourgeois, il faut retourner aux commencements. Lorsque tout était mis en question et en débat et rien n’était encore évident. La crise sidérurgique avait pris la classe politique de court. Norbert von Kunitzki, directeur financier de l’Arbed, se rappelait que dans les années 1960, « on ne trouvait plus au Luxembourg de garçons, coiffeurs ou tailleurs, tous ayant été attirés vers les usines de l’Arbed ». Puis, tout était allé très vite. À la fin des années 1970, les spécialistes des hauts-fourneaux, réaffectés dans la « division anti-crise », nettoyaient les voies publiques et les lits des rivières. C’est dans ce contexte de panique et de décomposition que s’affute une réflexion sur le « facteur de production souveraineté ».

En 1983, Gaston Reinesch, alors jeune étudiant à l’université de Namur, consacre son mémoire au « fonctionnement d’une micro-économie ». En 1987, entretemps devenu conseiller économique à la Chambre de commerce, Reinesch en esquissait un résumé dans le mensuel Forum : « La micro-économie peut également valoriser, voire, ,n’ayons pas peur du mot, monnayer la souveraineté’ (R. Goebbels). Comme elle a la mainmise sur son cadre législatif et fiscal, elle peut utiliser sa souveraineté pour attirer des facteurs de production (capital, travail, etc.) étrangers en leur offrant des avantages réglementaires, concessionnaires, fiscaux ou autres que seul un État peut concéder, décider ou créer. La souveraineté est donc un capital dont on peut tirer un rendement. »

Même son de cloche chez l’économiste André Bauler qui, en 2001 – il vient à peine de commencer à enseigner dans le Lycée de Wiltz –, publie un livre qu’il a intitulé Les fruits de la souveraineté nationale. « Le Luxembourg a pu commercialiser les avantages qui découlent de son autonomie politique, écrivait Bauler, il a réussi à attirer des facteurs de production auxquels les autorités publiques offrent des atouts fiscaux, concessionnaires, réglementaires et autres, avantages ou privilèges que seul un État peut accorder. (…) Seul un État souverain – et non un département, une province ou un canton ! – peut octroyer de tels atouts législatifs qui, malgré leur caractère artificiel et, partant, précaire, sont des générateurs de richesses. »

En fait, Gaston Reinesch et André Bauler disaient la même chose que le thésard Gabriel Zucman en 2013 :« Si le Luxembourg a réussi à devenir l’une des premières places financières mondiales, c’est en commercialisant sa propre souveraineté. » Reinesch devint fonctionnaire systémique, administrateur général au ministère des Finances, puis directeur de la Banque centrale. Bauler fit carrière comme député libéral. Zucman eut l’honneur de devenir l’ennemi public numéro 1 de la place financière. Il faut dire qu’il n’avait pas été tendre : « Le Luxembourg n’est pas, loin s’en faut, le seul pays qui ait vendu sa souveraineté. Bien des micro-États ont cédé à la tentation. Mais c’est celui qui a été le plus loin ». Pour Gabriel Zucman, le Luxembourg avait de facto cessé d’être une nation et n’aurait donc « plus sa place dans l’Union européenne ».

Pour Gaston Reinesch, par contre, la politique de monnayage de la souveraineté, « précaire parce qu’elle est éliminable à tout moment », ne devait pas devenir un but en soi. Il la considérait comme un levier, pas comme une fin : « Pour qu’elle puisse porter ses fruits à long terme, écrivait-il, il faut que la micro-économie cherche à que les décisions de localisation prises à l’origine sur base des ,legislative-based comparative advantages’ finiront par reposer sur des ,economically-based comparative advantages’, une fois révolue une certaine période d’apprentissage. »

Le conseiller économique auprès du Statec, Guy Schuller, décédé en août de cette année, était un optimiste. On lui doit notamment le concept de la « spirale vertueuse », caractéristique, selon lui, de l’économie luxembourgeoise. Schuller traçait une ligne d’évolution des « avantages compétitifs » en trois étapes : d’abord les dotations naturelles (les gisements de minerai), suivies des niches de souveraineté (la fiscalité) et, enfin, l’aboutissement au stade suprème avec « un certain savoir-faire » permettant une « endogénéisation de la croissance ». Or, entre l’essor de la place financière et les révélations Luxleaks, plus de trois décennies sont passées. Pendant cette période d’« apprentissage » ou de sursis, le Luxembourg a-t-il réussi à prendre le virage de la niche de souveraineté vers la niche de compétence ?

Monsieur/Madame Substance « Le Luxembourg est un don du fer, comme l’Egypte est un don du Nil », écrivait l’économiste (et premier rédacteur en chef du Land) Carlo Hemmer. Le Luxembourg a contourné le danger de se voir transformé en Congo européen en imposant une clause d’interdiction du trafic de ses ressources naturelles. Le gouvernement exigeait tout simplement que le minerai soit transformé là où il gisait. La « Verhüttungsklausel » de 1882 obligea le grand capital étranger de « mettre la substance » et de construire des usines au Grand-Duché. À l’exception du minerai, tout fut importé : le capital, le charbon, la technologie et les spécialistes (allemands et belges) tout comme la main d’œuvre (venue d’Italie ou de la campagne luxembourgeoise). Par une mesure législative, le Luxembourg avait ainsi réussi à attirer les facteurs de production étrangers dans le Minett. Ce n’est qu’après la défaite allemande de 1919, que le management était pris en main par des cadres autochtones qui durent réorganiser en catimini leur modèle d’affaires.

Un siècle plus tard, la substance est devenue une formalité. Impossible de lier le capital financier ultra-mobile par une « Verhüttungsklausel II » fiscale. Dans un article paru en 2008, deux jeunes avocats fiscalistes de chez Allen & Overy (Patrick Mischo et Marie Junius) donnaient des tuyaux à leurs clients internationaux sur comment « développer de véritables stratégies de gestion de ce risque fiscal » nommé substance. L’article se lit comme un guide sur comment déjouer les jalousies de son fisc et éviter qu’il ne conteste l’existence d’un montage fiscal passant par une holding luxembourgeoise.

Comment fabriquer un alibi fiscal ? D’abord, « idéalement », trouvez quelques résidents luxembourgeois et nommez-les dans le conseil d’administration. Rappelez-leur que la « négligence dans la gestion de la société en raison, par exemple d’un éloignement excessif et d’un manque d’implication (…), les expose à des sanctions pénales. » En période normale, comptez une réunion de CA par semestre. N’oubliez pas de « collecter et conserver les justificatifs de transport et de frais de voyage liés à la tenue de ces réunions au Luxembourg ». Si les membres du CA ne peuvent se déplacer, alors on peut exceptionnellement passer par une visioconférence. Or, attention, celle-ci « doit être initiée à partir du Luxembourg », et mieux vaut garder les « factures émises par les opérateurs de télécommunications ».

Faut-il engager des salariés au Luxembourg ? Pas forcément, car « il convient d’éviter la situation d’une société employant, de manière purement artificielle (…) un salarié (Monsieur/Madame ,Substance’) lequel n’exercerait pas de véritables fonctions au sein de la société (…) ». Louer des bureaux ? Pourquoi pas, mais « un contrat de domiciliation » peut suffire. Or, « il est recommandé que la société dispose de ses propres lignes de téléphone et télécopieur ainsi que de sa propre adresse postale et de courriels. » Quant au nom de la société, il « peut être indiqué sur une plaque ou tout autre signe apposé à l’extérieur des locaux de la société ». Et faites gaffe à ce que « toute facture (notamment les factures des avocats, conseils juridiques et/ou fiscaux et tout autre prestataire de service) » soient « adressées à la société à l’adresse de son siège social à Luxembourg ».

Surdoués de la fiscalité L’optimisation fiscale luxembourgeoise est devenue au fil des décennies une science sans finalité, abordée sur le mode de la technicité. Bref, une machine infernale. À parcourir les tax rulings publiés par le International Consortium of Investigative Journalists, on mesure l’ampleur prise par une pratique fiscale qui frisait l’abus de droit. Le fiscaliste Alain Steichen avait défini en 1994 la gestion de la fiscalité comme « l’art et la manière de choisir la voie la moins imposée sans aller trop loin ». Or, un montage fiscal peut, par « excès d’habileté », violer sinon le texte, mais son esprit et constituer ainsi un abus de droit. Dans le milieu on évoquait, non sans quelque vantardise, le « péché des surdoués de la fiscalité ».

Le Luxembourg s’était tôt positionné en « competition state ». Selon le politologue américain Philip G. Cerny, l’intervention d’un tel État « is aimed at not only adjusting but also sustaining, promoting, and expanding an open global economy in order to capture its perceived potential benefits ». Dans cette compétition mondiale, où chaque État joue ses cartes, le Luxembourg tient un joker. Gaston Reinesch le définit en 1989 dans une publication du Centre universitaire de Luxembourg comme « la possibilité de mettre sur pied des solutions à la tête du client ». Et de préciser : « Au sein de la micro-économie (…) où une branche se réduit souvent à une firme et où de plus la concurrence sur le marché intérieur est absente, la prise en compte des intérêts particuliers, qui en fin de compte deviennent les intérêts de la nation, est concevable ».

En 2002, plusieurs hauts fonctionnaires – dont Gaston Reinesch – avaient bûché sur les textes législatifs pour les adapter aux besoins du monopoliste en herbe Amazon. La tâche aurait été plus épineuse pour le gouvernement d’un grand pays, car il lui aurait fallu composer avec les pressions des maisons d'édition et des associations de libraires. Le Luxembourg, qui a peu de « champions nationaux » à défendre, avait les mains libres et la Fédération luxembourgeoise des libraires s’est toujours discrètement abstenue de formuler le moindre reproche à l’encontre d’Amazon. Ainsi, les intérêts de la multinationale du commerce électronique deviennent ceux de l’État luxembourgeois, comme l’étaient devenus ceux du producteur pneumatique Goodyear en 1949. À l’État de démontrer qu’il sait les protéger. En établissant leur hub au Luxembourg, les firmes multinationales se dotent d’un allié jusque dans les instances européennes.

Il reste une autre niche, plus discrète celle-là : la décision de ne rien faire ou, du moins, de ne pas en faire trop. Dans un reportage diffusé en 1972 sur RTL-Télé, on voit un haut responsable de l’Institut monétaire luxembourgeois (IML) déclarer : « Nous avons une législation bancaire relativement courte. Nous ne voulions pas l’étendre davantage, car la législation nous donne la possibilité de procéder de manière plus souple. Je dis toujours : S’il n’y a pas de textes, personne ne peut les contourner. » Guy Schuller écrivait dans une publication de l’Institut grand-ducal (section des sciences morales et politiques) parue en 2000 : « L’exercice de la souveraineté ne consiste pas toujours dans un acte politique très fort se concrétisant par la mise en place de dispositions particulières. En fonction des circonstances politiques et internationales, l’absence de réglementation peut même devenir une mesure politique favorisant l’expansion structurelle. »

Rolls-Royce et Mercedes L’année 1989 a marqué le haut de la vague du secret bancaire. Le 23 avril 1981, à deux semaines et demie de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, le gouvernement luxembourgeois avait placé les banquiers sous l’article 458 du code pénal (dit « Hebammen-Paragraph ») aux côtés des médecins, sages-femmes, curés, avocats et autres destinataires des confessions d'autrui, liés par le secret professionnel. Les contrevenants risquaient la prison. Peu à peu, le Luxembourg réussit à se positionner comme place financière pour les évadés fiscaux de son hinterland.

Dès 1985, le CEO de Paribas Luxembourg proclama dans un colloque : « La Suisse bénéficie certes d’une réputation mondiale, solidement établie, mais en utilisant une métaphore pour comparer les deux, on peut dire que la Suisse offre une Rolls-Royce, mais que le Luxembourg offre néanmoins une Mercedes. » Jean Grosges du Crédit Européen avait introduit la table-ronde en esquissant le contexte international : « Nous n’en sommes qu’au début de ce que les Américains appellent la dérégulation de l’activité bancaire et financière. C’est la conséquence d’une vague du nouveau libéralisme, au niveau mondial, qui touche les principaux marchés domestiques et vise également à démanteler des barrières à la libre circulation des capitaux ».

Le Luxembourg avait tôt compris quels avantages pourraient être retirés de l’alignement de trois tendances historiques : le marché commun, la non-harmonisation fiscale et la mondialisation néolibérale. Dans une interview au Land, le directeur général de l’IML Pierre Jaans s’attendait dès 1988 à un « saut qualitatif » grâce à l’achèvement du marché unique qui se profilait pour 1993. Des pays comme l’Espagne, l’Italie ou la France craignent l’évasion fiscale et pensent mettre en place des mesures, « or, entretemps, j’espère qu’on a compris que ce ne sera pas très productif d’en faire une condition de la libéralisation des marchés des capitaux », disait-il. Or, Jaans mit également en garde les acteurs de la place financière : « Il est très important que, dans leurs publicités, nos banques ne se laissent pas aller à la provocation. Das ist eine Frage von Takt und Können ».

En 1989, quatre ans avant l’entrée en vigueur du marché unique, les autorités publièrent un règlement grand-ducal précisant le secret bancaire. Il s’agissait de bloquer le droit d’investigation des fiscs étrangers. La même année, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg créa une nouvelle jurisprudence en condamnant le Crédit Lyonnais à réparer le tort créé par l’indiscrétion d’un de ses employés qui avait transmis des informations sur un client au fisc français. Dans les décennies à venir, la justice luxembourgeoise reprit à son compte l’argumentaire de l’ABBL que le lobby luxembourgeois avait, lui, emprunté à l’Association suisse des banquiers : la protection de « l’intimité de la vie privée ».

À partir de 2009, cette interprétation juridique dominante tomba. Dans un article publié en 2011, le juriste Patrick Kinsch avait timidement avancé une interprétation « marxiste » de ce revirement. Selon lui, les juges, ayant senti que l’interprétation traditionnellement donnée au secret bancaire était en perte de vitesse, s’alignaient sur la nouvelle donne : « La réalité économique déterminant la conscience, l’évolution de la jurisprudence étudiée serait simplement le reflet, au besoin inconscient, de l’évolution de la place financière ». Or, l’interprétation « plus réaliste », finalement retenue par Kinsch, voudrait que les magistrats aient simplement décidé de « devancer » l’évolution du secret bancaire : « En cas de doute, l’État préfère (par idéalisme autant que par intérêt bien compris) la coopération internationale ».

Exprimé de manière plus prosaïque : le pouvoir judiciaire a su se montrer pragmatique avant le pouvoir politique. En 2013, lorsque le gouvernement annonça au secteur financier la fin du secret bancaire, les jeux étaient faits et rien n’allait plus. La retenue à la source avait échoué, il fallait sacrifier le secret bancaire pour sauvegarder le reste et dégager une marge de manœuvre dans les discussions sur la fiscalité des entreprises, menées dans le cadre de l’OCDE. Cette longue hésitation aura eu un coût caché. Les banquiers restaient enfermés dans la routine de l’évasion fiscale low-cost. Or le saut dans la cour des grands des UHNWI nécessitera une expertise et un savoir-faire autrement plus complexes. Une adaptation que le cramponnement à la niche de souveraineté aura retardée. Les petites victoires dans la longue bataille pour le maintien du secret bancaire auront été pyrrhiques.

Le consensus Le droit fiscal luxembourgeois est un ensemble éclectique. Il est fait d’emprunts aux droits français (droit d’enregistrement, 1798), hollandais (droit de succession, 1871) et allemand (l’Abgaben-ordnung, 1941). André Elvinger, l’éminence grise du droit luxembourgeois et fondateur d’Elvinger, Hoss & Prussen, l’a désigné de « fruit, si l’on peut dire, de conquêtes et d’occupations ». Lorsqu’en juillet 1987, le gouvernement demanda au Conseil économique et social (CES) de donner un avis sur une « réforme fiscale globale », comme par réflexe, celui-ci fit le tour des arsenaux fiscaux de la concurrence néerlandaise et belge.

Car, écrivait le CES, « à l’horizon 1992 (…) il y aura un besoin important de structuration de groupes et de holdings. Vu le rôle très important – pour ne pas dire déterminant – que la fiscalité jouera dans ce contexte, le Luxembourg se doit d’offrir des opportunités comparables à celles existant dans d’autres États membres de la CEE. » L’horizon, de nouveau, était l’achèvement du marché intérieur. (Considéré sous cet angle, l’enthousiasme européen des Luxembourgeois n’était donc pas entièrement désintéressé.)

Encore et toujours l’avis du CES revient sur les Pays-Bas et ses largesses fiscales, décrites avec jalousie. Mais la parade était trouvée : « Il suffira d’aménager, de façon concertée, quelques dispositions spécifiques pour stimuler, à Luxembourg, la création, de facto, de sociétés de participation et de holdings, de groupes, sociétés qui ont tendance actuellement à s’implanter à l’étranger. » Un des principaux « piliers » de ce nouvel ordre fiscal : les tax rulings. Le CES se réfère explicitement aux modèles néerlandais et allemand et présente les rulings comme partie intégrante d’une politique de diversification de la place financière. « Actuellement, pour ce genre d’activité qui est susceptible de créer de nouveaux emplois dans un domaine complémentaire à l’activité bancaire, les perspectives de rentrées fiscales sont réelles ».

Le fait que l’arsenal de l’optimisation fiscale agressive ait été co-développé par l’organe central de la Tripartite est un indice du consensus et de l’harmonie qui unissaient syndicats et patronat sur les questions touchant à la fiscalité internationale. L’historien Paul Zahlen notait dans un article paru en 2003 que les syndicats avaient « accepté et intériorisé très précocement » l’argument compétitif. Il propose le terme de « competitive corporatism » pour désigner cette évolution et note que ce « corporatisme national était souvent justifié, au niveau politique, par l’étroitesse et le degré d’ouverture du pays qui rendrait le Luxembourg particulièrement vulnérable aux chocs extérieurs. »

La suite est connue : en quelques années, le Luxembourg réussit à occuper environ « un quart des parts de marché de la structuration fiscale en Europe », d’après l’estimation de Paul Mousel, un des fondateurs d’Arendt & Medernach. Selon différentes sources, les rulings feraient rentrer annuellement jusqu’à un demi-milliard d’euros dans les caisses de l’État. Alors qu’en 1992-1993 les firmes états-uniennes ne faisaient passer que 1 à 2 pour cent de leurs profits par les pipelines grand-ducaux, en 2013 les amis américains (pour qui le rapatriement des capitaux est extrêmement délicat) déclaraient huit pour cent de leurs bénéfices au Luxembourg. Le Luxembourg n’avait été ni le seul ni le premier pays à entrer sur la piste de danse. Les Pays-Bas et ses rulings, la Belgique et ses centres de coordination, l’Irlande et son double Irish, la City de Londres et sa toile d’araignée de centres offshores, beaucoup d’États, et surtout les petits, misèrent sur le facteur de production fiscalité. L’Union européenne laissait faire. Le traité de Maastricht, signé en 1992, avait contourné la question de l’harmonisation des impôts. Pas question de toucher à la règle de l’unanimité en matière fiscale, malgré les demandes pressantes de la Belgique, du Danemark et de la France.

Le Code de conduite fiscalité adopté en hiver 1997 était la fierté et sera l’excuse de Jean-Claude Juncker, sous la présidence duquel il avait été discuté et adopté. On ne saura sans doute jamais si, pour Juncker, le Code de conduite constituait un acte d’idéalisme ou un exercice cynique en relations publiques. Le Code prévoyait une période de « standstill » suivi d’un « rollback » de l’arsenal fiscal, notamment « si les avantages sont accordés même en l’absence de toute activité économique réelle et de présence économique substantielle à l’intérieur de l’État membre offrant ces avantages fiscaux ». Adieu sociétés boîte aux lettres ? Ce fut finalement le Code de conduite qui atterrit dans les poubelles de l’histoire où il végétait onze ans durant, jusqu’à ce que la crise de la dette le fasse ressusciter. La montagne accoucha d’une souris, ni « standstill », ni « rollback », juste quelques retouches esthétiques. Le business de l’optimisation fiscale reprenait de plus belle.

There was no alternative Longtemps ce calcul s’avérait gagnant. Au Luxembourg, les gouvernements successifs tiraient profit du projet libéral dans son agencement européen. Et le « dernier communiste » Jean-Claude Juncker pouvait se prévaloir d’avoir arrêté aux frontières du Grand-Duché la déferlante néolibérale. En vérité, il surfait sur la vague : en taxant très peu une très grande masse de capitaux, ses gouvernements purent acheter des décennies durant l’adhésion de la population. Quelques gouttes suffisaient pour remplir le petit étang au cœur de l’Europe. Il paraît très peu probable que, sans coup de massue venu de l’extérieur, le Luxembourg ait trouvé les ressources internes pour remettre en question cet engrenage.

« J’aurais fait la même chose. Il fallait diversifier notre économie, nous n’avions pas d'autre choix », déclarait fin novembre à la presse internationale le président de la Commission européenne, devenu en quelques semaines un héros tragico-comique. Les historiens ont toujours considéré le Luxembourg comme une victime de la « domination étrangère » et, implicitement, ils légitimaient la prospérité due à la marge de la souveraineté comme une revanche historique. André Bauler voit même des ressemblances entre le Luxembourg de la première moitié du XIXe siècle sous la domination de la bureaucratie néerlandaise au « comportement prédateur » et l’Irlande, la seule colonie capitaliste de l’Europe. En 1948 déjà, Albert Calmes évoquait le début du XIXe siècle en ces termes : « Le peuple croupissait dans l’ignorance, se débattait dans la misère, et l’outillage économique, représenté surtout par les routes, dont le réseau n’avait jamais été très développé, était en voie de disparition, faute d’entretien ».

Le professeur en philosophie du droit à l’Université du Luxembourg Johan van der Walt écrivait dans le même sens dans un article publié en 2013 dans Forum : « The minute territory that Luxembourg’s powerful neighbours granted to it in the nineteenth century (…) was not big enough to sustain enduring industrial and commercial development with-out engaging in very clever footwork, the essence of which cleverness was probably bound to include considerable elements of ,deviousness’. » C’est une vieille histoire : Trop petit pour rugir comme un lion, le Luxembourg doit se faufiler dans les moindres niches à la manière d’un renard. Pas de « Machtpolitik » grandiloquente, mais une discrète « Interessenpolitik ».

En 2011, l’historien Claude Wey, après une relecture de quelques textes centraux des intellectuels officiels (Albert Calmes en 1939, Gilbert Trausch en 1989 et Georges Als en 1991), remarqua un étrange renversement. Tous ces historiens d’État insistaient sur « l’accès du Luxembourg à l’âge de la prospérité comme un événement d’apothéose ». Or, selon Wey, ce discours « contribue à légitimer et le droit à la souveraineté et le droit à l’indépendance de l’État de petite dimension ». La souveraineté permet la prospérité et la prospérité légitime la souveraineté. Or cet effet Larsen, ne suffit pas pour couvrir une inquiétude latente. La concentration de BMW et de Mercedes, les vacances avec Luxair-Tours, les produits bio : tout cela ne serait-il pas trop beau pour durer ? Albert Calmes évoque dès 1948 les salaires trop élevés par rapport à la Belgique et la France et, en 1989, Gilbert Trausch exhorte ses compatriotes à « se préparer à une lutte de tous les jours s’ils veulent maintenir leur niveau de vie ».

La morale Au Luxembourg, on discute de tout, sauf du plus évident. La place financière est le plus encombrant non-sujet du débat politique. Il était abordé, mais dans un entre-soi informel mélangeant techniciens de la place financière, régulateurs et hauts-fonctionnaires. Face au désastre politique nommé « Luxleaks », la tentation moralisante fut donc grande. L’historien Benoît Majerus et le diplomate Luc Dockendorf étaient les premiers à y succomber. Ils publièrent un manifeste en ligne intitulé « Pas en mon nom » : « Nous profitons tous de ce système : nous vivons bien, mais nous vivons au-dessus de nos ressources ». Puis, plus loin : « Nous devons apprendre à vivre d'une manière moins matérialiste. » Le postulat de la faute collective et la dénonciation du « matérialisme » rappellent le catholicisme de gauche apparu dans les années 1970.

Nicolas Shaxson, le journaliste qui, en 2012, avait décrit le Luxembourg comme « l’Étoile de la mort » de la galaxie fiscale ne s’y trompa pas : « Remarkable, rare voices of remorse and mortification », écrivait-il sur Twitter. L’historienne luxembourgeoise Sonja Kmec, quant à elle, nota : « Vergangenheitsbewältigung à la luxembourgeoise or Catholic guilt ? » En matière fiscale, l’indignation morale se révèle stérile. Quant à savoir qui a profité combien de la place financière, la question reste entière. Déjà en 1978, Michel Pauly dans un article sur les Verts – dont les « revendications sont plus conformes à ceux de l’Évangile et de l’Église que ceux de tous les partis antérieurs » –, publié dans Forum, concluait : « Die Menschheit muss vom Mehr-Haben zum Mehr-Sein umdenken ». C’était là une curieuse remarque, car entre 1975 et 1983, les ouvriers luxembourgeois devaient accepter coup sur coup huit baisses successives de leur pouvoir d’achat.

L’ironie C’est l’ironie de l’histoire : le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) rappelle le braconnier devenu garde-champêtre. Jeune fonctionnaire, il mit en place le pavillon maritime luxembourgeois, directeur de la Chambre de commerce, il plaidait pour le moins-disant fiscal. À lui aujourd’hui de redéfinir les rapports entre pouvoir politique et une place financière, qui, déjà, grommelle, ne se sentant plus traitée avec les mêmes égards que sous son prédécesseur Luc Frieden (CSV). Le Premier ministre Xavier Bettel (DP), lui, reste droit dans ses bottes. À la radio 100,7 il déclarait fin décembre : « Je suis très heureux qu’Alain Kinsch (le managing partner de EY Luxembourg) soit dans notre parti. Si j’ai une question, je suis heureux que je puisse avoir recours à Alain Kinsch. (…) À la fin on finira encore par dire que c’est parce qu’il y a les Big Four que nous avons maintenant des problèmes avec les rulings. Mais arrêtons ! »

Bernard Thomas
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