Droit de la concurrence

Qui a peur d’un contrôle des fusions?

d'Lëtzebuerger Land du 05.12.2014

Ce n’est qu’en 2004 que le Luxembourg a introduit une loi moderne relative à la concurrence et mis en place une autorité de concurrence compétente pour sanctionner des comportements anti-concurrentiels (interdiction des ententes et des abus d’une position dominante). Depuis, le Conseil de la concurrence peut intervenir pour faire cesser des comportements anti-concurrentiels, imposer des amendes ou accepter des engagements d’entreprises pour se conformer aux règles de concurrence.

La majorité des pays ayant introduit une réglementation relative à la concurrence (et aussi des petits pays) ont également doté leur autorité de concurrence d’un instrument spécifique pour vérifier, avant sa réalisation, si une fusion entre entreprises réduit ou risque de réduire la concurrence. Au sein de l’Union européenne, tous les pays ont doté leurs autorités de concurrence d’un tel instrument de contrôle national. Le Luxembourg est le seul pays dont l’autorité de la concurrence ne dispose pas du pouvoir de contrôler et/ou d’empêcher une fusion entre entreprises.

En dotant l’autorité de concurrence d’un tel instrument, elle pourra contrôler si la fusion envisagée ou le projet d’entreprise commune (joint-venture) ou la prise de participations dans d’autres entreprises crée ou renforce une position dominante ayant comme résultat l’affaiblissement de la concurrence. Si l’autorité constate un tel affaiblissement, elle peut soit imposer des mesures d’ordre comportemental (par exemple enjoindre à l’entité fusionnée de donner accès à certains services à des entreprises concurrentes) ou des mesures d’ordre structurel (par exemple ordonner la vente de certaines branches d’activités). En principe, les mesures structurelles doivent rester l’exception.

Au Luxembourg, curieusement, il semble que les responsables politiques n’ont jusqu’à ce jour pas souhaité un débat sur ce sujet. L’actuel Président du Conseil de la concurrence note très diplomatiquement dans un article paru dans le Legimag1 : « Le gouvernement pourrait se poser la question si le Luxembourg doit ou non introduire un contrôle des concentrations dans sa législation. »

En effet, à notre connaissance, aucun parti politique ne s’est jamais posé la question de l’opportunité d’un contrôle des fusions à Luxembourg. Il est vrai que ce n’est pas un sujet très sexy, compliqué, demandant une analyse et nécessitant un vrai échange d’arguments. Bref : ce n’est pas un sujet qui fait gagner des élections... Or il est difficile de comprendre pourquoi personne n’ose aborder le sujet, en tout cas, publiquement. Lors des travaux parlementaires relatifs à loi de 2004 sur la concurrence et de ceux relatifs à la loi de 2011 ayant renforcé les moyens du Conseil de la concurrence, aucun débat sur cette question n’a été mené… Dans son avis concernant la réforme de la loi de 2004, l’Association luxembourgeoise pour l’étude du droit de la concurrence avait incité à lancer un débat, mais, comme dans d’autres domaines, les responsables politiques préfèrent éviter les vrais débats et analyses.

Dix ans après l’introduction d’une loi luxembourgeoise relative à la concurrence, il semble devoir être permis de creuser cette question, d’autant plus que le Conseil de la concurrence a récemment déploré l’absence d’un débat sur un contrôle des concentrations au Luxembourg, contrôle qui permettrait, selon le Conseil de la concurrence, d’évaluer l’impact des prises de participation, sur la situation concurrentielle des marchés et ceci à l’occasion d’un avis2 rendu dans le cadre des analyses de marché à mener par l’Institut luxembourgeois de la régulation.

De nombreuses études économiques ont été menées par l’OCDE pour analyser le pour et le contre. En résumé, cinq arguments sont le plus souvent avancés contre l’introduction d’un contrôle des fusions dans une petite économie.

Il est souvent argumenté que dans des petits pays comme le Luxembourg, le taux de concentration d’entreprises est forcément plus élevé que dans de grandes économies et ceci afin de réaliser des économies d’échelle et de pouvoir faire face à la concurrence étrangère de grandes entreprises. Cet argument n’est pas dénué de fondement, mais on peut y répondre que le contrôle à effectuer dans une petite économie doit être adapté à ces spécificités. Cela est tout à fait possible.

Le deuxième argument veut que l’ouverture des petites économies à la concurrence force les gouvernements des petits pays à soutenir leurs champions nationaux. Empêcher la création d’entreprises ayant une position dominante (position dominante qui peut être établie à partir d’une part de marché de quarante pour cent, voire moins) et de champions nationaux serait donc contraire aux intérêts d’un pays…

L’existence d’un contrôle des fusions a un coût : à la fois pour les entreprises (nouvelles démarches administratives) et pour l’autorité de la concurrence (besoin de ressources compétentes pour analyser l’impact d’une fusion sur la concurrence). Il est fort probable qu’au nom de la simplification administrative et de la volonté de réduire les dépenses publiques que ce troisième argument sera avancé par l’un ou l’autre responsable politique pour tenter d’étouffer immédiatement tout débat sur la question…

L’existence de la possibilité de sanctionner un abus d’une position dominante et d’accords anti-concurrentiels est suffisante comme instrument de contrôle dans une petite économie. Ce quatrième argument n’est pas fondé car il est de toute évidence beaucoup plus difficile de sanctionner ex-post un abus d’une entreprise en position dominante que d’exercer un contrôle avant que cette situation ne se matérialise. Des rapprochements entre entreprises et prises de participations dans le secteur des télécommunications et dans d’autres secteurs, tels que l’énergie ou la construction, échappent à tout contrôle du Conseil de la concurrence.

Finalement, un cinquième argument que l’on entend très souvent consiste à dire que les fusions qui ont un réel impact négatif sur la concurrence d’un marché de dimension purement luxembourgeoise pourraient être contrôlées par la Commission européenne sur base du règlement de l’UE concernant le contrôle des concentrations. S’il est vrai qu’il est en théorie possible que la Commission exerce un tel contrôle, il faut savoir que les conditions légales posées pour exercer un tel contrôle sont très restrictives.

Concernant la question de l’opportunité de l’introduction d’un contrôle luxembourgeois des fusions, deux députés, à savoir Léon Gloden (CSV) et Franz Fayot (LSAP) ont récemment donné leur opinion sur ce sujet (voir d’Land du 15 septembre 2014). Leurs affirmations confirment le sentiment général que les responsables politiques ne semblent pas vouloir mener un débat sur la question. Espérons que ce sentiment ne reflète pas l’opinion de toute notre classe politique.

Concernant l’introduction d’un contrôle ex-ante des fusions, le député Léon Gloden a affirmé : « Régler a priori, c’est une forme de dirigisme économique. Il faut d’abord laisser une chance aux entreprises ». Or, il ne s’agit pas d’interventionnisme économique, mais de veiller à ce que toutes les entreprises aient les mêmes chances sur un marché. La réponse des deux députés arrange probablement bon nombre d’entreprises, qui en principe sont opposées à toute régulation des marchés.

Sans vouloir être accusé de souhaiter introduire par tous les moyens un contrôle des fusions à Luxembourg, il me semble légitime et opportun de demander à nos partis politiques de mener au moins un débat parlementaire et une analyse sérieuse sur le sujet, thématique qui est loin d’être un sujet théorique sans intérêt. Nous sommes convaincus que notre Conseil de la concurrence serait demandeur pour un vrai débat.

Un vrai débat ne signifie cependant pas que la seule sollicitation par le ministre de l’Économie d’un avis du Conseil de la concurrence sur la question. De toute évidence, l’argument de la simplification administrative et des ressources risque d’être avancé par les responsables politiques et les entreprises pour étouffer tout débat concernant le fond.

Notons qu’il existe différents types pour exercer un contrôle des fusions : notification obligatoire d’un projet de fusion et attente du feu vert par l’autorité de concurrence avant la réalisation (ce système nous paraît peu adapté à la situation luxembourgeoise) ; notification obligatoire de la fusion et réalisation de la fusion avant la notification ; et, enfin, notification de la fusion non obligatoire, mais simplement volontaire.

Il serait donc tout à fait possible de concevoir un instrument « léger » de contrôle luxembourgeois adapté aux spécificités de l’économie luxembourgeoise. Un tel contrôle devrait être dans tous les cas : transparent, efficace et garantissant aux entreprises une procédure impartiale.

En conclusion, espérons que l’avis récent du Conseil de la concurrence sera entendu et qu’il provoquera, dix ans après l’introduction d’une loi sur la concurrence à Luxembourg, au moins un débat contradictoire sur l’opportunité de l’introduction d’un contrôle luxembourgeois des fusions et que cette question ne sera pas étouffée. Une solution minimaliste pourrait consister à doter au moins le Conseil de la concurrence d’une base légale spécifique pour intervenir, sur base d’une plainte motivée, avant la réalisation d’une fusion, afin de contrôler si une fusion réduit sensiblement la concurrence. En pareille hypothèse, aucune obligation de notification existera et donc aucun formalisme. Par contre, le Conseil de la concurrence pourrait, ex-ante, imposer des remèdes d’ordre comportemental ou des remèdes d’ordre structurel.

1 Voir article paru dans le Legimag n. 7 de septembre 2014, page 14.
Gabriel Bleser
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