Des Big Eight aux Big Four au Luxembourg : de Jean Hamilius à Alain Kinsch en passant par Norbert Becker

Les associés

d'Lëtzebuerger Land du 05.12.2014

24 novembre 2014, Crystal Park Sur le parvis, dans la nuit de novembre, une vingtaine de grosses berlines attendent leurs propriétaires. À l’intérieur des Mercedes, Bentley et BMW, les chauffeurs privés somnolent. PricewaterhouseCoopers (PWC) avait invité au « grand opening » de son nouveau siège. Le préau est baigné dans une lumière bleutée et une musique d’ambiance. Seule une large tache rouge (du vin renversé à l’entrée par un invité) dérangeait l’harmonie et rappelait vaguement que quelque part, il y avait eu une fuite. Une foule se pressait dans le grand parterre, pendant qu’au-dessus de leur tête les ascenseurs faisaient des allers-retours, signe que chez PWC les affaires continuent.

Pas moins de trois membres du gouvernement s’étaient déplacés : le Premier ministre Xavier Bettel (DP) avec sa perpétuelle bonne humeur, le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) et le ministre du Développement durable et des Infrastructures François Bausch (déi Gréng) qui, pourtant, ne se hasarda pas sur le podium. Avaient également répondu à l’invitation : quelques députés (dont Mars Di Bartolomeo et Laurent Mosar), l’un ou l’autre ex-ministre (Lucien Lux et Jeannot Krecké), la bourgmestre de la Ville de Luxembourg, Lydie Polfer. Sans oublier le who’s who de l’industrie de l’optimisation fiscale et quelques patrons luxembourgeois. Le grand-duc héritier Guillaume s’était fait excuser, le maréchal de la Cour, Pierre Bley, le remplaça.

La cérémonie officielle commença par un clip projeté sur un écran pendu à une quinzaine de mètres du sol. Au-dessus de tous, des images du nouveau bâtiment défilent, accompagnées d’une musique grandiloquente tout droit sortie d’un blockbuster américain. Peu à peu la musique s’accélère, les tambours résonnent, montant au paroxysme. Les travellings sur le nouveau siège se font de plus en plus ingénieux et les vues plongeantes de plus en plus vertigineuses. Le public fixe l’écran, médusé. Puis, la tension tombe, la musique se ralentit et sur l’écran apparaît l’écriteau : « It’s all about people ». Fade-out.

L’assistance se retrouva passablement abasourdie. Heureusement que les discours qui se succédèrent furent convenus. Le Premier ministre Xavier Bettel tenta de projeter l’aura d’un homme d’État et prit un air résolu en tenant le menton haut et en regardant droit devant lui. Pierre Gramegna conclut son discours par une envolée lyrique : « Que la lumière rentre dans ce bel immeuble et nous procure ce que nous souhaitons tous, ce dont nous avons tous besoin : de la transparence ! »

Enfin, c’était à Didier Mouget, managing partner (c’est-à-dire l’associé numéro 1) de PWC, de délivrer un discours. Après s’être brièvement excusé pour le vol des rulings en 2010, il a loué l’alliance politico-économique en proclamant : « We will fight for the truth and our honour with courage and determination! That’s what we have done, that’s what the government has done and that’s what the international business community has done. » Ensuite, deux trapézistes torses nus et enroulés dans un long ruban en toile descendaient du dernier étage, faisant des acrobaties sur le chemin vers le bas où ils déroulaient le cordon rouge qui sera coupé par Bettel, Gramegna, Mouget et son successeur John Parkhouse. Le buffet était ouvert. Huîtres à volonté, et un air de décadence. À chaque Titanic son orchestre. Or, le trio de jazz électro emmené par Francesco Tristano se noya dans le brouhaha de la foule.

2 décembre 2014, gare du Luxembourg Au petit matin, ils sortent au pas de course pour s’engouffrer dans les bus qui les ramènent aux sièges des Big Four. Aucun ne semble avoir plus de trente ans. Ce sont ces jeunes et ambitieux employés venus de toute l’Europe qui font tourner la machine. Beaucoup ont été recrutés directement à la fac. PWC, Deloitte, EY et KPMG sillonnent les universités et y organisent des dîners gratuits pour étudiants affamés. Avec Arendt & Medernach, ils comptent également parmi les sponsors des Réunions européennes des étudiants luxembourgeois, qui une fois par an, regroupent les cercles étudiants luxembourgeois pour un long week-end arrosé.

Les étudiants luxembourgeois sont très convoités. Car avec eux, un Big Four s’offre également un carnet d’adresses et une proximité avec les fonctionnaires d’État, les responsables communaux et les chefs d’entreprises autochtones. (Ce n’est certainement pas fortuit si les grands noms des cabinets d’avocats continuaient à se déplacer personnellement dans les bureaux de Marius Kohl pour lui tirer leur révérence et lui soumettre leurs rulings.) « Il était très rare que nous refusions un CV luxembourgeois, dit Georges Deitz, associé de Deloitte, parti à la retraite cette année. Or, force est de constater que la proportion de Luxembourgeois dans les Big Four ne dépasse guère les quatre à cinq pour cent.

Alors que PWC a recruté plus de 550 nouveaux salariés en 2013, EY veut en recruter 350 l’année prochaine et a déclaré « la guerre des talents » lancée. Or ce que les Big Four omettent de mentionner c’est que, en fin de compte, très peu de leurs nouveaux talents restent ; le turn-over est énorme et constitue un point de vulnérabilité (notamment au niveau de la sécurité des données). Les recrutements se font dans les deux dernières semaines de septembre. Les nouvelles recrues et les stagiaires, embauchés pour six mois, pourront donc épauler la firme pendant la busy season qui s’ouvre tous les ans entre novembre et mars, lorsque les audits doivent être déposés.

La crise a vu de plus en plus de jeunes diplômés débarquer de la périphérie européenne. « First class people from second-tier countries », explique un associé ; « ils ont vraiment faim », dit, admiratif, un autre. Leur absence de liens personnels avec le pays est une faiblesse et une force en même temps. S’ils ne disposent pas d’un réseau, les jeunes expatriés sont aussi moins encombrés par des obligations familiales et peuvent donc trimer jusque tard la nuit. Ils évoluent en cercle fermé et les sorties sont souvent organisées par la boîte. Un peu comme une année Erasmus ; à la différence près qu’on travaille. Pendant les premières années, la paie reste modeste, quelque 2 000 euros par mois. C’est peu d’argent pour abattre beaucoup de boulot. Marie-Jeanne Chèvremont, ancienne cheffe de PWC Luxembourg, explique cette disparité par le fait que, pour les jeunes, les Big Four seraient « un peu un troisième cycle universitaire ». Avoir travaillé quelques années durant dans une des grandes firmes d’audit, « c’est un bon tremplin », dit un des jeunes employés qui attend son bus. Et d’ajouter : « Cela fait bien sur le CV, mais il faut s’accrocher, il faut tenir ».

Junior, senior, assistant manager, manager, senior manager, director, partner, equity partner, managing partner : tel est le sentier de la gloire. Cela fait beaucoup d’échelons à grimper, et beaucoup lâchent prise dès la deuxième année junior. Car, plus on monte, plus le climat se fait rude : on avance aux coudes dans une ambiance hautement compétitive, enchaînant les heures supplémentaires non payées. Avant la crise, des mails circulaient en interne, enjoignant les jeunes employés à démarcher des collègues-juniors d’autres Big Four ; en récompense, un bonus de quelques milliers d’euros attendait le recruteur.

Aux jeunes qui montrent du zèle, on fait comprendre par des hausses de salaires et des bonus, que, s’ils tiennent bon, ils pourraient escompter devenir associé. « On se les tient chaud », remarque un ancien partner. « On monte dans l’hiérarchie, puis, un jour, on est proposé comme partner par un autre associé. L’élection se fait par majorité », explique Thomas Feld, chief operating officer chez KPMG.

13 juillet 1944, Londres Par arrêté grand-ducal, le gouvernement en exil déclare toutes les lois introduites par l’occupant allemand comme abrogées dès la libération du territoire. Le 26 octobre, nouvel arrêté. Le gouvernement prévoit une petite dérogation : les impôts directs. La Abgabenordung est souvent assimilée à une législation nazie, or elle date de 1931, donc d’une époque où l’Allemagne était à la pointe des sciences. Et, surtout, elle générait plus de recettes que son ancêtre luxembourgeoise. Mais son application était également plus complexe et de nombreuses PME luxembourgeoises, confrontées à un nouveau casse-tête comptable, durent s’allouer les services d’experts fiscaux et de réviseurs. Un nouveau marché était né.

Jusqu’à la fin des années 1970, il se divisait entre trois acteurs : Fiduciaire générale, Interfiduciaire et Fiducaire Steichen. Ce seront les nuclei sur lesquels se grefferont les mastodontes anglo-saxons. La chronique des affiliations, fusions et dépérissements de ces fiduciaires est longue et éprouvante. Mais en prenant quelques raccourcis on peut tracer une généalogie bâtarde qui relie EY et Deloitte à la Fiduciaire Générale, PWC à la Fiduciaire Steichen et KPMG à Interfiduciaire.

Quasiment toutes disposaient d’un réseau politique. La Fiduciaire Générale comprenait en ses rangs Jean Hamilius, fils de bourgmestre et éphémère ministre DP de l’Agriculture et des Travaux publics. L’Interfiduciaire était estampillée CSV, puisque ses deux fondateurs, Guy et Bob Bernard, étaient issus d’une famille très catholique. (Leur père tenait le « Hellege-Buttik », rue Notre Dame, qui vendait des produits religieux aux fidèles.) À une époque où les procédures étaient encore plus informelles qu’aujourd’hui, les bons contacts dans l’administration et dans la politique constituaient un avantage compétitif. Les lois étaient floues et donnaient beaucoup de latitude aux fonctionnaires. Les choses se réglaient donc souvent par un coup de fil ou une visite de courtoisie. Le contrôle étatique lui aussi était plutôt laxiste. « Il fallait déposer les bilans, et normalement ceux-ci auraient dû être examinés, se rappelle Jean Hamilius. Mais, nous savions pertinemment qu’ils ne l’étaient pas. Ils étaient juste mis sur un grand tas. »

La clé du succès des premiers service providers du grand capital industriel et financier résidait dans le fait qu’ils parlaient anglais. Nés pour la plupart dans les années vingt, certains avaient fait un bref passage par les États-Unis. Entre les fiduciaires et les avocats d’affaires comme Jacques Loesch (fils d’un Grand Maréchal de la Cour), André Elvinger (neveu d’un ministre de l’Économie) ou Jean Dupont (fils d’un ancien Premier ministre) s’était conclue une sorte de gentlemen’s agreement. Celui-ci prévoyait une répartition des tâches : « Nous refusions vaillamment de donner des avis juridiques, tandis que les avocats ne faisaient pas de domiciliations de holdings », se rappelle Jean Hamilius. Restaient cependant deux points d’intersection : la fiscalité et le droit du travail.

Ce pacte entre fiduciaires et cabinets d’avocats était résilié avec la naissance d’Arendt & Medernach en 1988 (voir d’Land du 16 mai 2014). En misant agressivement sur les domiciliations et le droit fiscal, les jeunes loups du barreau marchèrent sur les plates-bandes des firmes d’audit. Les 470 collaborateurs de Arendt sont embauchés comme salariés (et non comme indépendants comme dans la plupart des cabinets), et avec les deux PSF Arendt Regulatory Solutions et Arendt Services, cette étude d’affaires ressemble de plus en plus à un Big Four, l’activité d’audit en moins. « Peut-être que ce sont les seuls qui ont la masse critique pour s’avancer dans cette direction là », estime Marie-Jeanne Chèvremont, qui, après avoir quitté PWC, a été un temps consultante pour Arendt où, selon un des fondateurs de l’étude, Paul Mousel, elle aurait importé les méthodes de management d’un Big Four. Aujourd’hui les Big Four et Arendt se distinguent principalement par la langue de travail : dans les cabinets d’avocats on continue de parler français, tandis que chez les Big Four l’anglais est la nouvelle lingua franca.

20 décembre 1985, Bruxelles La splendide isolation des fiduciaires luxembourgeois devait beaucoup au fait que, comme place financière, le Grand-Duché restait une contrée inconnue. « C’est la directive UCITS de 1985 qui a définitivement rompu le barrage », estime Alain Steichen, dont le père dirigeait Steichen Fiduciaire. « Mon père m’a demandé si je voulais me battre tout seul. Mais je voyais bien que dans dix ans il ne me resterait plus que deux ou trois clients. » Car les grandes fiduciaires autochtones étaient certes des géants, mais uniquement au pays des nains. Et les maisons-mères américaines commençaient à exiger que leurs comptes soient mondialement consolidés par une même fiduciaire, de préférence par une des vénérables institutions anglo-saxonnes. Au milieu des années 1970, de minuscules bureaux des mastodontes internationaux firent leur apparition. Les fiduciaires luxembourgeoises perçurent rapidement le risque de se faire court-circuiter. Bon gré, mal gré, elles s’affilièrent à l’une des Big Eight. Point de salut hors des réseaux internationaux anglo-saxons.

« On répond à un e-mail dans les cinq minutes et au téléphone même 19 heures passées, c’est ça la culture du service anglo-saxonne », estime Paul Mousel. Vingt ans avant que les cabinets d’avocats du Magic Circle (Allen Overy, Clifford Chance ou Linklaters) ne réussissent leur percée au Grand-Duché, c’étaient les firmes d’audit qui imposèrent la culture anglo-saxonne dans le monde des affaires luxembourgeois. Dans les open offices des Big Four, les procédures sont calibrées au centimètre près et les collaborateurs évalués en permanence par des performance managers. Pour survivre dans cet environnement, il faut se fondre dans le moule de la « corporate identity » ou, du moins, savoir en donner les apparences. Au Luxembourg, les Big Four sont également ceux qui ont poussé le plus loin la logique des relations publiques. Ils emploient une armada de communicants qui envoient communiqué sur communiqué et encadrent étroitement les relations des dirigeants avec les « partenaires presse ». Or, dès qu’il s’agit de médias étrangers, les relations se font tendues. Ainsi, à son « grand-opening », PWC avait refusé l’entrée aux journalistes du Guardian.

Les Big Four luxembourgeois ont cumulé en 2014 un chiffre d’affaires de 828 millions d’euros. Le bénéfice est réparti là où il a été généré. (EY, plus intégré depuis sa fusion avec Andersen, fait un peu bande à part et est lié plus étroitement à son réseau mondial.) Or KPMG, PWC et Deloitte reversent une partie de leurs chiffre d’affaires (en « off », on évoque le chiffre de trois à quatre pour cent) au réseau mondial. C’est la redevance pour l’utilisation de la marque, de la plate-forme informatique et de la base de données des clients.

Lorsque les médias se mirent à spéculer si Alain Kinsch, le managing partner de EY, allait devenir le prochain ministre des Finances du DP, sur la place financière, cette idée faisait sourire, tant elle semblait saugrenue. Non à cause de la question des conflits d’intérêt discutée dans la presse, mais à cause du salaire d’un ministre. Car sur une bonne année, un top-manager d’un des Big Four engrange deux millions d’euros, bonus et dividendes inclus. Évidemment, tous les associés ne gagnent pas autant et chez certains Big Four peuvent coexister une vingtaine de sous-divisions, échelonnées selon l’ancienneté, les diplômes et le chiffre d’affaires rapporté. Reste que, sur la dizaine de partners interrogés, l’estimation la plus basse avancée était de 250 000 euros de revenu annuel.

1980, St Charles, Illinois L’histoire de Norbert Becker chez Arthur Andersen commence en 1979 comme opening manager d’une succursale à Luxembourg et s’achève en 2002 à New York au siège mondial en plein milieu d’un des plus grands naufrages qu’avait connu la finance. Or s’il fallait rétro-dater les débuts de sa carrière, on pourrait choisir 1980. Le jeune Becker a 26 ans lorsqu’il entre dans le centre de formation d’Arthur Andersen, situé dans une bourgade du Midwest américain.

Arthur Andersen Bruxelles avait décidé d’ouvrir directement une échoppe au Luxembourg sans passer par une affiliation auprès d’une fiduciaire existante et désigna le jeune Becker, sorti du Commissariat au contrôle des banques (l’ancêtre de la CSSF), comme son gestionnaire. Après la chute du mur de Berlin, Becker déménage à Londres pour y devenir patron de tous les bureaux d’Arthur Andersen sur les « marchés émergents », c’est-à-dire en Europe de l’Est, au Proche-Orient, en Afrique, en Inde et en Asie centrale. En 1998 il devient global management partner à New York. « Les firmes d’audit emploient chacune quelque 200 000 personnes hautement qualifiées, imaginez leur puissance de feu », dit-il. À lui de gérer l’infrastructure administrative, financière et informatique du réseau global, à commencer par le bug de l’an 2000.

Or, ce sera le bureau de Houston et le scandale Enron qui entraînera la chute de l’empire Andersen deux années plus tard. « J’étais l’un des derniers à éteindre la lumière des bureaux à New York », se rappelle-t-il. Comment a-t-il vécu la chute de l’empire Andersen ? « Dat war ellen, ganz ganz ellen… » En 2004, après un bref passage par Ernst & Young Londres, avec qui il avait négocié la fusion de ce qui subsistait du groupe Andersen, il revient au Luxembourg et fonde Atoz, une société qui s’occupe uniquement de consultation fiscale. « Nous faisons principalement ce que les autres font de manière accessoire ».

Aujourd’hui, sur la place financière, il est devenu une légende : un personnage aussi emblématique qu’énigmatique. « Norbert, c’est le plus futé de tous. Il renifle littéralement la bonne affaire », explique une des ses connaissances. Pour un autre, il est un « beau parleur, très habile, mais pas un bon technicien ». Un des directeurs de campagne de Gaston Thorn en 1974 et 1979, Becker demeure une des personnalités les plus influentes au sein du DP (il est également président du CA du Journal). Or, étant toujours resté dans les coulisses, il est moins estampillé DP que ne l’était Jean Hamilius ou que ne l’est devenu, contre son gré, Alain Kinsch.

1er mai 2013, rue de la Congrégation C’est la date à laquelle le tax leader de Deloitte Georges Deitz a changé de casquette pour devenir consultant du ministère des Finances et représenter le Luxembourg aux négociations sur Beps à l’OCDE (voir aussi d’Land du 31 mai 2013). Pour l’industrie de l’optimisation fiscale et pour le ministère des Finances, Deitz présentait le profil idéal : un technicien pointu proche de la retraite, Luxembourgeois de surcroît. Une année durant, le Luxembourg envoyait ainsi à Paris un ancien représentant des Big Four embauché pour discuter comment endiguer l’optimisation fiscale agressive… organisée par les Big Four. Interrogé sur le danger d’un conflit d’intérêts, Georges Deitz répond avoir été « très transparent envers les autres Big Four, qui n’y ont pas vu de problème. Tout le monde était d’accord pour dire que le ministère des Finances manquait de ressources sur le dossier Beps. Et puis il fallait défendre les intérêts du Luxembourg, de la place financière ». Sa mission a pris fin le 30 avril 2014 et le nouveau ministre des Finances n’a pas souhaité la renouveler. « Il y a la volonté du côté du ministère des Finances de traiter le dossier en interne. C’est dommage, car le besoin d’expertise est toujours là, et les Big Four sont toujours prêts à contribuer. »

Depuis « Luxleaks », les partners ont perdu de leur superbe. On aura rarement vu tant de nervosité sur la place financière, ni tant d’humilité. Pour les avocats d’affaires, faire étalage de leurs « bonnes entrées » au sein du ministère des Finances, est une stratégie pour se positionner sur le marché. Mais alors que le monde entier a les yeux braqués sur le Luxembourg, leurs éloges des « chemins courts » passe mal. Il y a un an, dans un bref moment d’euphorie, Alain Kinsch et le DP avaient pensé pouvoir redessiner le fabuleux destin de la place financière. Et ceci en toute visibilité, à la table des négociations de coalition. Les lendemains ont déchanté. Le DP a rapidement dû se résigner aux limites de ce « lobbyisme transparent » ressenti comme indécent.

15 juillet 2015, Crystal Park Ce jour-là, John Parkhouse devrait succéder à Didier Mouget comme managing partner de PWC. Contrairement aux cabinets d’avocats, chez les Big Four on est prié de se retirer lentement des affaires à 55 ans et de partir à la retraite la soixantaine atteinte. Dans la nomenclature des associés, le managing partner désigne un primus inter pares. « Il faut gérer à la fois le business et les associés. Et ce n’est pas simple si l’on a en face de soi des egos importants », dit Marie-Jeanne Chèvremont, la prédécesseure de Mouget chez PWC. Et d’ajouter : « Mais si on veut de bons associés, il faut composer avec de grands egos. » L’élection de John Parkhouse contre deux concurrents a pu surprendre, car le Britannique ne parle qu’un français assez approximatif. Or, à l’inverse de Wim Piot, un tax leader plutôt austère, Parkhouse cultive comme son prédécesseur belge un style familier et jovial.

L’élection d’un managing partner est une science obscure. Chez certains Big Four, des comités de présélection sont formés pour tâter le terrain. « On tente de construire un consensus en amont », explique Roger Molitor, qui a passé 25 ans chez KPMG et qui siège aujourd’hui au Conseil d’État. Les logiques de pouvoir entre différentes branches au sein de la firme entrent aussi bien en compte que la capacité de représenter la firme vers l’extérieur. Car le managing partner est également le visage d’un Big Four censé entretenir de bonnes relations avec le pouvoir politique. La proximité de Didier Mouget avec l’ancien ministre des Finances Luc Frieden n’en est qu’un exemple. Lorsqu’en juin 2013, PWC rendit un rapport de 23 pages (facturé à 200 000 euros) qui certifiait que le gouvernement avait agi « en bon père de famille » dans le dossier Cargolux, beaucoup restèrent dubitatifs.

2021, Kirchberg En trente ans, les Big Four au Luxembourg ont multiplié leurs effectifs par dix et emploient plus de 6 100 personnes en 2014. « Ils ont atteint une taille où on peut se demander : ,What next ?’, dit Marie-Jeanne Chèvremont. Personnellement je n’exclus pas que sur les prochaines années des groupes d’associés les quittent pour fonder leur propre business. »

Après trois décennies de fusions, les trente ans à venir seront-ils marqués par une balkanisation ? Un autre scénario serait celui d’un schisme imposé par l’Union européenne pour séparer les activités de conseil et d’audit.

KPMG et PWC viennent d’emménager dans leurs nouvelles et somptueuses demeures. Deloitte devrait rejoindre PWC sur le Ban de Gasperich dans les prochaines années. Or, par principe, les Big Four restent locataires. On ne sait jamais comment le business évoluera.

Bernard Thomas
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