La première semaine du procès du crash de la Luxair, il y a neuf ans, fut consacrée aux causes d’un accident qui fit vingt morts. Il s’agira dans une seconde étape de s’occuper des responsables

Pas de cité pour les larmes

d'Lëtzebuerger Land vom 14.10.2011

Il n’y aura pas de place pour les démonstrations d’émotion, même si l’affaire est « émotionnellement sensible », a prévenu à l’ouverture du procès lundi le juge Prosper Klein, qui préside la 9e chambre correctionnelle du Tribunal de Luxembourg chargée de juger les sept prévenus1 renvoyés pour homicides, coups et blessures involontaires et infractions à la réglementation aérienne. « L’affaire passera avec dignité », a encore dit Prosper Klein, qui assure en privé que s’il n’avait pas enfilé la robe noire de magistrat, il aurait sans doute été pilote.

Le juge semble en tout cas en connaître un rayon sur l’aviation et la technicité extrême de l’affaire qu’il doit instruire ne semble pas le rebuter. Au point d’ailleurs d’en impressionner l’un des experts qui furent chargés par le juge d’instruction luxembourgeois de trouver une explication au crash de l’avion Fokker 50 reliant Berlin à Luxembourg. L’avion avait terminé sa course à 700 mètres de la piste du Findel, dans un champ entre Roodt-Syr et Niederanven. Vingt personnes avaient péri : 18 passagers et deux membres d’équipage, le copilote et l’hôtesse de l’air. Deux ont survécu, le pilote Claude Poeckes, 26 ans au moment des faits, et un passager français.

Habitué des prétoires, ingénieur et pilote lui-même, l’expert français Vincent Favé se méfie sans doute des intentions du juge qui lui demande d’appeler « un chat un chat » sans masquer la cruauté des faits qui se sont déroulés dans le cockpit du Fokker 50 derrière des termes techniques. Si le rapport de Vincent Favé a conclu à une faute humaine incontestable à l’origine directe de l’accident, l’emploi du jargon aéronautique a sans doute contribué à obérer les causes du drame : malgré les conditions météorologiques déplorables limitant la visibilité au Findel (il est nécessaire de disposer d’une visibilité minimum de 300 mètres pour y atterrir et il n’y avait que 250 mètres), après avoir déjà pris la décision du go-around, c’est-à-dire celle d’interrompre la descente vers l’aéroport, en dépit de la défense formelle de reprendre une approche, le pilote et le copilote ont bravé l’interdit. Ils n’avaient qu’une envie, celle de rentrer chez eux, au mépris de la sécurité des passagers.

Le premier, qui n’avait plus de vol à assurer au cours de cette journée, ne souhaitait pas perdre une partie de son temps à l’aéroport de Sarrebruck, où vraisemblablement l’avion allait être dévié si les conditions météorologiques ne s’amélioraient pas rapidement et le second pour rentrer chez lui et assouvir un besoin pressant. La transcription de l’enregistrement des conversations entre les deux hommes dans le confinement de la cabine de pilotage donne une idée du « degré de maturité », dixit Prosper Klein, des personnalités aux commandes du Fokker 50. D’ailleurs, l’une des questions « sensibles » évoquées au premier jour du procès fut celle de savoir si le tribunal entendrait à l’audience publique la bande son de l’échange entre Claude Poeckes et John Arendt peu avant l’accident. Selon l’expert français, la convention de Chicago de 1944 en interdirait tout bonnement l’écoute, seule une transcription pouvant être communiquée. La défense de Claude Poeckes s’oppose à la diffusion publique de l’enregistrement intégral, tandis que l’avocat d’une des parties civiles la réclame, parce que, dit-il, la transcription sur papier des conversations a censuré certains passages, sous prétexte qu’ils n’étaient pas relevants dans le contexte direct de l’accident. Il appartiendra au Parquet de demander ou non un huis clos et au tribunal de l’accorder pour savoir ce qui se cache derrière ces brides de conversations supprimées sous prétexte qu’il s’agit d’« échanges non pertinent en vol ».

Le juge Prosper Klein ne veut pas donner l’impression que l’on cache des choses, d’ailleurs l’intégralité des audiences est filmée, les débats sont traduits et les avocats sans cesse rappelés à l’ordre pour causer dans le micro. À voir donc ce qu’il fera d’une éventuelle sollicitation de huis clos sur une partie des débats.

Nul doute que l’enregistrement, s’il devait être diffusé à l’audience, malgré les réticences de certaines parties, devrait susciter de l’indignation parmi le public, même neuf ans après les faits. Jusqu’à maintenant, le rare public, constitué de proches des victimes ou même des prévenus, s’en est tenu au mot d’ordre de Prosper Klein, ne laissant jamais transparaître d’émotions fortes. Les membres des familles des victimes assistant au procès, tant comme parties civiles (seules cinq se sont présentées jusqu’alors, la plupart des familles ayant accepté l’offre d’indemnisation de la compagnie, ce qui ne les autorise plus à se constituer dans ce procès) que comme simples « spectateurs », ont montré jusqu’à présent une sobriété remarquable, refusant les interviews larmoyantes à la télé et même laissant oisifs les psychologues dépêchés par le ministère de la Famille en cas de coup dur émotionnel lors des audiences qui devraient tenir en haleine la cité judiciaire pendant encore de longs mois.

Un autre moment fort attendu du procès sera probablement l’audition du pilote survivant, Claude Poeckes. Ce sera bien plus tard dans la procédure, après que toute la matière technique aura été évacuée et les zones d’ombre sur les défaillances mécaniques des Fokker 50 éclaircies par les différents experts.

Lorsqu’il arrive au Palais de justice à bord, l’ancien commandant de la Luxair est toujours flanqué de son père, ancien cadre dirigeant de la compagnie aérienne, et de ses avocats. Au premier rang de la salle d’audience (le tribunal a épargné aux sept prévenus l’humiliation qui est faite généralement aux prévenus ordinaires de s’asseoir sur ce qui autrefois était désigné comme « le banc de l’infamie »), le pilote a presque en permanence la tête baissée. Il aurait oublié ce qui s’est passé dans le cockpit peu avant l’accident et ne se rappellerait pas davantage avoir actionné (il fallait une action positive de sa part pour ce faire) les manettes interdites en vol en les positionnant intentionnellement d’abord sur le mode « ground-idle » puis celui de « reverse », manœuvres qui ne sont autorisées qu’au sol et qui requièrent d’ailleurs une pression à double détente pour les réaliser. L’hypothèse de turbulences ayant fait malencontreusement glisser la main du commandant a été totalement exclue par les deux experts judiciaires. L’avocat du commandant de bord a toutefois fait savoir qu’il fera citer comme témoin dans ce procès un troisième expert, avec sans doute l’intention de remettre en cause les assertions de ses deux autres confrères. Ces derniers sont quant à eux sur la même longueur d’onde sur l’explication des causes directes du crash du 6 novembre 2002, à savoir que le verrou de sécurité, qui a fait passer l’engin à hélices du mode « flight » à celui de « reverse » en passant par celui de « ground », ne pouvait être levé que délibérément, sans doute dans l’intention de faire perdre de la vitesse et procéder à l’atterrissage.

Claude Poeckes a longtemps nié, lors de ses comparutions devant le juge d’instruction, avoir été aux commandes des manettes, assurant que le copilote avait les mains sur le manche à balai, ce que la procédure en phase délicate d’approche d’un aéroport puis d’atterrissage, exige d’ailleurs par temps de brouillard. Au pilote la radio et à son second les manettes sous la supervision du commandant de bord : c’est la règle des atterrissages de catégorie 2, qui réclament un pilotage de type « monitoré » pour renforcer la vigilence de l’équipage. Les deux experts appelés cette semaine à témoigner ont été formels : dans une approche de catégorie 2 prévue par temps de brouillard occultant la visibilité de la piste, Claude Poeckes aurait dû laisser les commandes de l’avion à son second John Arendt et veiller à ce que toutes les procédures soient respectées. Le pilote avait fini par admettre, lors de l’instruction du crash et lorsque l’enregistrement de ses conversations dans la cabine lui fut passé, que les rôles avaient été échangés, au mépris des prescriptions de la compagnie qui les employait.

Lors de la série de questions aux experts, Prosper Klein leur a aussi demandé si c’était une faute du commandant de bord de ne pas avoir obligé le copilote de boucler son harnais lors de la phase d’approche de l’aéroport. Affirmatif, a répondu Vincent Favé. L’autopsie a montré que John Arendt s’est fracassé le crâne dans le tableau de bord au moment de l’impact et qu’il aurait peut-être pu survivre au crash, à l’instar du pilote qui était lui bien attaché à son siège, s’il avait respecté la consigne élémentaire de sécurité en bouclant son harnais.

La reprise de la procédure d’approche est intervenue à la faveur d’un message de la tour de contrôle annonçant une meilleure visibilité à l’aéroport, alors que l’avion avait déjà repris la route vers Diekirch pour se mettre en mode « holding » et que la balise au sol, située à 5,5 miles nautiques de l’aéroport de Luxembourg, était déjà hors de portée. Une action « inconcevable » pour tout pilote un peu consciencieux et qui a contribué au drame qui allait suivre un peu plus tard.

Le commandant de bord du Fokker 50 s’impatientait, dans une conversation avec le copilote peu de temps auparavant, qu’un des jumbo-jets de la Cargolux, engins d’une telle puissance qu’ils chassent le brouillard de la piste, procède au décollage du Findel pour offrir une « fenêtre » d’atterrissage aux avions en approche qui faisaient des ronds dans le ciel au-dessus de Diekirch dans l’attente du feu vert de la tour de contrôle. Le décollage du cargo tardait et soudain, le message venu de la tour d’une amélioration des conditions de visibilité propice à se poser sur la piste fit « oublier » à l’équipage les règles élémentaires de sécurité dans le transport aérien de passagers pour se muer en cow-boys des airs. En s’adressant au copilote et sans concertation préalable, Claude Poeckes lui dit qu’il va effectuer « truc à Papa ». On ne sait pas ce que c’est, mais on peut bien se douter, et les témoignages des experts ne laissent planer aucune ambiguïté à ce sujet, que le « truc » devait permettre au Fokker de perdre assez de vitesse pour pouvoir reprendre son approche et procéder à l’atterrissage. Or, à ce moment-là, les pilotes n’avaient plus la balise au sol pour leur donner les indications indispensables pour poser l’appareil en toute sécurité. Vincent Favé a signalé d’ailleurs à l’audience qu’un autre Fokker 50 de la Luxair s’était posé sur la piste peu de temps auparavant alors que les conditions de visibilité ne lui permettaient pas de le faire et qu’intérrogé à ce sujet après-coup, le co-pilote assura ne s’être même pas rendu compte de la bévue.

Le commandant de bord du vol Berlin/Luxembourg ignorait probablement le défaut de conception du Fokker 50, pourtant signalé auparavant à plusieurs reprises aux exploitants de l’avion, dont Luxair : la mise en mode ground idle et reverse pendant la phase de vol pouvait conduire à une déconnexion pendant une plage de quelque secondes du système de sécurité de l’avion avec un calage des hélices suivi d’un déséquilibrage de l’avion pouvant être fatal. Une simple recommandation – et non une obligation – leur avait été adressée pour redresser cette défaillance et équiper les appareils d’un dispositif empêchant un dévérouillage intempestif. Luxair ne l’a pas fait et elle ne fut pas la seule compagnie. Entre 15 et 20 pour cent seulement des exploitants de Fokker 50 procédérent à une mise à jour.

L’avertissement sur les dangers de la manoeuvre figurait en outre dans le manuel de bord qui a été retrouvé dans l’épave de l’avion.

Les derniers mots du pilote dans le cockpit sera un gros mot : « Merde », tandis que, l’enregistrement signale que le copilote retenait son souffle. Après quoi, tous les circuits seront coupés, de sorte que plus rien ne sera enregistré. Des manœuvres seront effectuées par l’équipage en détresse pour tenter de retrouver l’équilibre, mais l’avion ira percuter un champ pour se briser en plusieurs morceaux. Le corps de l’hôtesse de l’air sera retrouvé sans vie dans le couloir, signe que les passagers n’avaient probablement pas été avertis de la décision impromptue d’atterrir.

Les experts ont reconnu devant le tribunal qu’il était de « pratique plus ou moins fréquente chez certains pilotes d’aller gratter quelques points de reverse pour essayer de chercher la piste ». Cette manœuvre interdite avait été la cause de plusieurs accidents sur des appareils à hélices, et pas uniquement d’ailleurs des Fokker 50, dont il est sorti des usines néerlandaises, entre 1987 et 1992, plus de 300 exemplaires.

Deux ans après le crash de Luxair en 2002, près d’un obscur aéroport des Émirats arabes unis, l’utilisation en vol des manettes ground idle et reverse sur un appareil du même type pour tenter de le freiner et d’atterrir sur une piste réputée difficile, fut la cause d’un accident qui fit quarante morts.

L’expert Vincent Favé a mis d’ailleurs en doute l’efficacité de la manœuvre pour freiner l’avion. Il aurait été plus efficace, à ses yeux, quitte à jouer les cow-boys du ciel, de sortir le train d’atterrissage. Mais ce n’est plus désormais la question.

1 Les sept prévenus sont, outre le pilote Claude Poeckes, trois ex-directeurs généraux de Luxair Christian Heinzmann, Jean Donat Calmes et ­Roger Sietzen (il n’était pas présent à l’audience cette semaine, mais il est représenté par un avocat), deux ex-mécaniciens de la compagnie, à savoir Guy Arend et Léon Moes, ainsi que l’ancien directeur des services techniques de Luxair, Marc Galowich.
Véronique Poujol
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