L’ancien numéro 3 du service de renseignements a un pied aux États-Unis. Frank Schneider y est attendu pour être jugé dans le cadre d’une arnaque financière de trois milliards d’euros. Un rempart judiciaire décisif est tombé cette semaine

Vers l’extradition de l’ex-espion

d'Lëtzebuerger Land du 21.01.2022

Catch me if you can Ce mercredi matin, le vent froid a vidé les rues autour de la place Stanislas. Une poignée d’individus le bravent néanmoins pour pénétrer une maison bourgeoise du XVIIIe comme il en existe des dizaines ici et qui n’attirerait pas l’attention si la mention « Cour d’appel » n’était pas gravée sur son fronton. La platitude du lieu rompt radicalement avec la dimension particulière et déterminante de l’action. Le contraste contenant-contenu conviendrait parfaitement à une adaptation cinématographique. Le scénario aussi. Ces âmes téméraires débarquent ainsi pour la plupart du Luxembourg et viennent couvrir la lecture d’un arrêt qui, entre ces murs, n’est qu’une formalité. Derrière la porte coulissante, un policier avenant procède à de sommaires vérifications d’usage. À l’étage, dans la salle recouverte de boiseries, un collègue non moins sympathique et d’un certain âge attend l’audience, et certainement la quille aussi. Les journalistes patientent sur de solides bancs d’époque. Un trio de magistrates masquées entre par la porte commune, salue l’assistance et livre le prononcé d’une élocution remarquable. « La chambre de l’instruction juge la demande régulière sur la forme comme sur le fond (…) et délivre un avis favorable à la demande d’extradition du 21 avril 2021 ».

Derrière la morne façade administrative, une histoire bascule. Celle, romanesque, de Frank Schneider. L’ancien directeur des opérations du Service de renseignements de l’État (Srel) lutte devant les tribunaux français depuis neuf mois contre une extradition aux États-Unis qui se dessine un peu plus cette semaine. Frank Schneider, ressortissant luxembourgeois résidant à la frontière en France (à Joudreville), a été arrêté le 29 avril 2021 par la police alors qu’il rejoignait le Grand-Duché en présence de son fils de treize ans et de son épouse. L’intervention a été musclée. Tous ont été tenus en joug par les hommes de la Brigade de recherche et d’intervention française, comme il avait été détaillé dans une lettre adressée au ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP). Les autorités françaises exécutaient là une demande d’arrestation provisoire basée sur un mandat rédigé par une juge new-yorkaise le 24 septembre 2020 pour des faits « d’association de malfaiteurs » en vue de commettre une fraude (« électronique ») et de blanchir son produit. L’arrêt rendu mercredi à Nancy confirme les accusations rapportées dans les médias depuis novembre 2019 (d’Land, 29.11.2019) pour l’implication du Luxembourgeois, 51 ans, dans une arnaque financière internationale de trois milliards d’euros du nom de OneCoin. 

Cet arrêt lève le voile sur les reproches formulés aux autorités françaises à l’encontre de Frank Schneider. Les faits ont été commis entre 2014 et 2019.  Est reproché au fondateur de la société de renseignement économique Sandstone en 2008 « d’avoir fourni des services d’espionnage industriel et de blanchiment d’argent, d’avoir fourni des informations de police confidentielles aux principaux accusés permettant à l’un des deux fondateurs de la société et du système pyramidal de Ponzi d’échapper à une arrestation, d’avoir poursuivi les activités de OneCoin au moyen d’une société enregistrée à son nom aux Émirats arabes unis ». Pour rappel, en février 2020, en marge du procès des écoutes du Srel (pour lesquelles tous les prévenus ont finalement été relaxés), le Land avait demandé à l’intéressé les raisons de sa résidence à Dubaï. Frank Schneider avait répondu dans une formule prémonitoire : « Je préfère vivre dans une monarchie absolue. Je me sens plus en liberté que chez nous ».

Cryptoshit Selon la justice américaine, la plus impliquée dans la poursuite des responsables de la fraude parmi les dizaines de juridictions concernées, les milliards de OneCoin étaient récoltés sur toute la planète par une armée de VRP vendant des formations financières associées à des jetons (tokens) prétendument porteurs d’une valeur et échangeables. En vertu du modèle Multi level marketing, comme chez Tupperware, les vendeurs prennent une commission. Et selon le principe de Ponzi, comme chez Madoff, l’argent des nouveaux entrants est donné aux sortants. La pseudo-cryptomonnaie a été (selon le récit de l’entreprise) cofondée par une trentenaire bulgare aguicheuse du nom de Ruja Ignatova. Celle qui a été baptisée cryptoqueen dans un podcast de la BBC a disparu en octobre 2017. Le FBI perd sa trace à l’aéroport d’Athènes. D’aucuns la croient assassinée (ou le prétendent). D’autres, l’imaginent en fuite entre Dubaï et Moscou.

Le nom de Frank Schneider a résonné pour la première fois dans cette affaire lors du premier procès américain, celui de l’avocat Mark Scott, reconnu coupable du blanchiment de 400 millions de dollars de OneCoin, mais dont la peine tarde à être prononcée du fait de parjures du témoin clé, celui qui a justement désigné le Luxembourgeois. Le 6 novembre 2019, le frère de Ruja, Konstantin Ignatov, attrapé huit mois plus tôt à l’aéroport de Los Angeles, témoigne devant le tribunal new yorkais. Dans les transcriptions publiées sur internet (un millier de pages à dévorer pour les amateurs du genre), le juge remonte le fil des événements via des interrogatoires poussés. Retour fin 2017. Ruja Ignatova a disparu voilà quelques semaines et OneCoin est « plus ou moins fauchée », explique son frère. « Did you make any steps to help obtain money for OneCoin ? », demande le président du tribunal. « Yes. For example I was talking to Irina (Dilinska, cheffe de la conformité à Londres, ndlr) and Frank Schneider and we tried to find places where OneCoin still has funds », raconte le frangin. Le juge interroge alors le lien entre le Luxembourgeois et la firme. « In the beginning he was introduced to me as that he is in charge of Ruja’s online security but later on I learned that she got all her information about ongoing investigations from law enforcement and also that he’s one of her money launderers. » Selon Konstantin Ignatov, rentré tardivement dans la direction de l’entreprise, Frank Schneider, grâce à ses nombreuses connexions, informait Ruja des enquêtes qui la visaient. Dans un email envoyé par Frank Schneider à la direction de OneCoin et cité par le tribunal, l’ancien espion dit avoir vu la présentation de « l’opération satellite » menée par un groupe de travail international conduit par le FBI dans laquelle étaient identifiées des cibles et des entités.  « The US knew about Fenero (réseau de fonds destiné à blanchir l’argent selon les enquêteurs, ndlr), the transfers to Ireland and presumably also the transfers to Dubai. The presentations mentioned GA (Gilbert Armenta, amant de la patronne et conseiller financier, ndlr), SG (Sebastian Greenwood, cofondateur), R (Ruja), various structures and companies, Singapore accounts, etc. But there was no mention of MS (Mark Scott), none. There was a mention that the US had a highly placed informant », a ainsi écrit l’homme de Sandstone dans l’email lu par le juge et identifiant les « malfaiteurs ». Les transcriptions révèlent en outre des appartements « full of cash » à Hong Kong, en Corée ou à Singapour. Le cofondateur aurait vidé l’un d’eux alors qu’il contenait cent millions de dollars. Ruja Ignatova a elle mené grand train, multipliant les acquisitions immobilières en Bulgarie, à Londres, à Francfort ou à Dubaï. Forte d’un pactole estimé par son frère à « 500 millions » (la devise n’est pas précisée) s’est acheté un yacht, qui porte le nom de sa fille, Davina, ainsi que de belles voitures : une Rolls Royce, une Bentley, une Porsche et une Lexus blindée. « Ruja avait très peur que quelqu’un kidnappe sa fille », justifie le frangin.  

Version de l’intéressé Confronté par le Land fin 2019 au témoignage de Konstantin Ignatov, Frank Schneider fustige la crédibilité de l’individu, de nature assez « instable » et fragilisé par un séjour dans une « prison difficile », un contexte qui l’aurait poussé à revenir sur son déni initial et à plaider coupable. Les autorités américaines remarqueront d’ailleurs quelques mois plus tard que Konstantin a menti par deux fois à l’audience. Frank Schneider clame son innocence. D’abord il maintient que les clients de OneCoin achetaient bien des formations pour miner de la cryptomonnaie. Celui qui a travaillé pour l’ambassade américaine avant d’entrer au Srel prétend en outre n’avoir eu que des relations professionnelles ponctuelles avec la cryptopapesse bulgare. Son avocat de l’époque, Laurent Ries, expliquait en 2019 que Frank Schneider avait travaillé entre 2015 et 2017 à un audit de sécurité et de risques de réputation et qu’il voyait Ruja Ignatova une fois tous les trois mois à Londres. Frank Schneider explique qu’il a été introduit à la cryptoqueen par l’intermédiaire d’un « ancien politicien bulgare », lui-même rencontré en 2008, un proche de Ruja Ignatova. Sur la vidéo d’une fête d’anniversaire organisée au Victoria and Albert Museum de Londres en 2016 (où elle s’était offert un concert privé de la star Tom Jones) apparaît, cigare à la bouche en slow motion, un ancien vice-ministre des Finances bulgare (2001-2004), Krassimir Katev, aujourd’hui patron d’une banque d’investissement russe, VTB Capital. La capitale britannique apparaît régulièrement dans l’affaire OneCoin. La société RavenR, basée à Londres, est au cœur des soupçons de blanchiment international de Onecoin. Lors du procès de novembre 2016, un expert de la criminalité financière internationale, Donald Semesky, cartographie les trous noirs de la finance : « The United Kingdom is actually known as a place to launder money ». (Le Luxembourg est classé, avec beaucoup d’autres pays, parmi les juridictions offshore.)

Dans un entretien accordé au Wort début 2018, Frank Schneider confiait être « beaucoup plus relax maintenant » qu’en 2013 quand son nom était cité dans le scandale du Srel, à l’origine de la chute de Jean-Claude Juncker (CSV) sur l’échiquier national: « Le téléphone ne sonnait plus ». Il rapportait ainsi que Sandstone était rentable depuis 2016, que la société employait six personnes à Luxembourg et une à Londres où son bureau venait d’ouvrir. Frank Schneider voulait « tourner la page » et, pourquoi pas, se rabibocher avec le gouvernement pour lui offrir ses services. Le millionnaire irakien Nadhmi Auchi, actionnaire historique de Sandstone, se désengageait alors. Frank Schneider s’était ensuite trouvé deux autres associés. Le voilà identifié comme unique bénéficiaire économique en ce début d’année.

Descente aux enfers Entre son arrestation fin avril et le 18 novembre, Frank Schneider a vécu à l’isolement dans la prison de Nancy. Sur sa page Facebook, il a ponctuellement narré son quotidien et la souffrance du manque de ses proches. Fin août, jour de rentrée pour son fils de treize ans (il a deux autres enfants), il écrit: « Today was J.’s (nom tronqué par la rédaction, ndlr) first day of school. Sophie (la mère) drove him to school from our home in France, the same frontalier drive we were on when I was taken brutally from them on 29th April. (…) I wished I had been with them today to wish him good luck on his first day, but instead I’m in here. » Le Luxembourgeois a accédé à la résidence surveillée lors d’une audience en novembre, moyennant le port d’un bracelet électronique. Il refuse pertinemment l’extradition aux États-Unis car il y risque vingt ans d’emprisonnement, selon l’arrêt rendu mercredi. Ni lui ni son avocat Emmanuel Marsigny ne sont venus au prononcé. La présidente de la Chambre a balayé les demandes de questions préjudicielles devant la Cour de justice de l’Union européenne formulées par Frank Schneider. « Les sujets ont déjà été abordés et tranchés par la CJUE », résume la juge. La Cour d’appel de Nancy ne s’est pas non plus laissée convaincre par les prétendues atteintes de la demande américaine à la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte des droits fondamentaux prohibant les traitements inhumains dégradants et garantissant un procès équitable. 

La défense avait aussi prétendu que les États-Unis n’avaient pas dûment signalé aux autorités luxembourgeoises leurs intentions. Dans l’arrêt rendu mercredi l’on apprend que la France avait informé le 3 mai de l’arrestation de Frank Schneider en vue d’une extradition, ce à quoi le parquet du Luxembourg avait répondu, le lendemain, qu’il n’entendait « pas reprendre les poursuites menées contre Frank Schneider par les autorités américaines. Par conséquent, je peux vous confirmer que le Luxembourg n’adressera dans ce contexte pas de mandat d’arrêt européen ». Le cas échéant, Frank Schneider aurait dû être jugé dans son pays d’origine. Mais le Luxembourg n’a même pas demandé de renseignements complémentaires, comme le font remarquer les juges de Nancy. Le clan Schneider s’est offusqué de ce que son pays natal l’abandonne à l’Oncle Sam.  

Emmanuel Marsigny a fait savoir à l’AFP qu’il se pourvoyait en cassation. Si le pourvoi est rejeté, il revient au gouvernement de décréter l’extradition, sur un rapport du ministre de la Justice, en l’espèce Éric Dupont-Moretti, qu’Emmanuel Marsigny a côtoyé professionnellement. Ils étaient alors tous deux des pointures du barreau de Paris, dans le même camp lors de l’affaire Balkany (du nom du maire de Levallois condamné pour blanchiment de fraude fiscale). Un recours contre le décret gouvernemental d’extradition peut être formé endéans un mois le cas échéant. « Si toutes les voies de recours sont utilisées », l’éventuelle extradition de Frank Schneider devrait prendre encore un certain temps », conclut le procureur général Jean-Jacques Bosc auprès de l’AFP. D’ici là, le film sur OneCoin (avec Kate Winslet) aura sans doute paru.

Pierre Sorlut
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