Place bancaire : La montée et la chute de l’hégémonie allemande

Götterdämmerung

d'Lëtzebuerger Land du 07.01.2022

Le 25 décembre, un ancien baron de la place bancaire luxembourgeoise est mort à l’âge de 88 ans. Ekkehard Storck avait été envoyé en 1970 par la Deutsche Bank au Grand-Duché avec la mission d’y ouvrir une filiale, qu’il finira par diriger 28 ans durant. Sa carrière se recoupe avec l’âge d’or de l’offshore luxembourgeois. Quand l’administrateur délégué de la Deutsche Bank Luxembourg prit sa retraite en juin 1998, le ministre d’État, Jean-Claude Juncker (CSV), accompagné de ses trois prédécesseurs, se déplaça au Kirchberg pour lui rendre hommage. Storck avait réussi à faire du Luxembourg son fief. La profitabilité de ses opérations et ses entrées politiques le protégeaient des rivalités au sein du groupe de Francfort.

Conscients de leur poids économique, les directeurs de banque allemands comptaient peser politiquement. La Deutsche Bank organisait ainsi des conférences de presse annuelles où elle affichait fièrement les montants payés au fisc luxembourgeois. En 1989, Storck rappelait aux journalistes que sa banque était « un des plus importants contributeurs », avec 2,5 milliards de francs versés aux recettes budgétaires luxembourgeoises, dont le montant total était alors de 97 milliards. Déjà en 1977, les managers de la Commerzbank n’hésitaient pas à ouvertement menacer le ministère des Finances : Si on ne leur concédait pas les avantages fiscaux demandés, les banques allemandes iraient s’installer ailleurs, « avec des pertes pour le fisc luxembourgeois », comme l’écrivait un haut fonctionnaire à l’issue de l’entrevue houleuse, dans une note adressée au ministre (et retrouvée récemment par des chercheurs de l’Uni.lu aux Archives nationales).

Les ministres choyaient cette poule aux œufs d’or. Le ministre des Finances, Jean-Claude Juncker, courait les événements officiels des grandes banques allemandes. Il aimait ainsi s’afficher avec le gratin de Francfort, à commencer par son ami Hans-Peter Müller, ponte de la Commerzbank, auquel il décerna en 2007 l’ordre de Mérite du Grand-Duché de Luxembourg. Trois ans plus tard, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Deutsche Bank, Juncker évoqua une « communauté de destin » (plutôt que d’intérêts) formée entre le Luxembourg et les banques allemandes.

Cette proximité affichée vexait les directeurs luxembourgeois, qui jalousaient les entrées politiques et la superbe de leurs collègues allemands, de surcroît mieux formés et mieux rémunérés. Alors que Werner et Santer étaient passés par les banquiers luxembourgeois pour prendre la température, Juncker préférait directement s’adresser aux directeurs de la Commerzbank, de la Deutsche et de la Dresdner Bank (dans le CA de laquelle siégeait d’ailleurs la politicienne libérale Colette Flesch). Ce court-circuitage des élites autochtones caractérisait la stratégie nationale et européenne de Juncker, qui a toujours soigné ses réseaux politiques et médiatiques allemands, à commencer par le chancelier Kohl, qui le surnommait affectueusement « Junior ».

Dans une monographie publiée en juillet 2020 par la Deutsche Bank Luxembourg à l’occasion de son cinquantième anniversaire, on lit qu’« Ekkehard Storck obtenait rapidement un rendez-vous chez le ministre des Finances, ou alors chez le Premier ministre, lorsqu’il fallait clarifier des questions fiscales importantes. » Le gouvernement luxembourgeois se serait montré « ausgesprochen aufgeschlossen » vis-à-vis des « Wünsche und dem gelegentlichen Drängen » des banquiers. L’auteur de cette étude est Christopher Kopper, historien à l’Université de Bielefeld et, incidemment, fils de Hilmar Kopper, qui fut un des principaux dirigeants de la Deutsche Bank dans les années 1970-1990. Or, la corporate history au titre ronflant (Europa leben. Welten verbinden) s’avère un travail solide, basé sur des sources internes et n’esquivant pas les questions délicates, telle que l’évasion fiscale.

La cartellisation de l’ABBL par les autochtones résista aux pressions des « Frankfurter Boys ». Selon un savant et officieux principe de rotation, les chefs de la BIL, de la BGL et de la KBL avaient cadenassé la présidence. Les banquiers allemands ne cédèrent pas à la tentation d’une scission, bien qu’ils l’aient par moments envisagée. Ils devront attendre 2010 pour tenir leur tardive revanche en élisant Ernst-Wilhelm Contzen, le chef de la Deutsche Bank, président de l’ABBL. C’est que la crédibilité de la Bil et de la BGL était ébranlée jusque dans ses fondements par la crise financière. Or, lorsqu’en 2012, le nouveau président de l’ABBL lança une offensive médiatique sur l’index, les retraites et le système de santé, les réactions ne se firent pas attendre, et prirent un ton xénophobe : Ces « Vollblutbanker der Jenseitsvondermoselart (…) treiben den aufrechten Luxemburger in die Resistenz », commenta ainsi le Tageblatt.

La Deutsche Bank avait historiquement été plus précautionneuse que ses rivales. En 1970, elle était la dernière des grandes institutions de Francfort à s’établir au Grand-Duché, trois ans après la Dresdner et un an après la Commerzbank. Son arrivée était attendue avec fébrilité par le gouvernement. « Je me souviens de Monsieur Werner en particulier qui me demandait : ‘Mais quand viendra enfin la Deutsche Bank, la numéro 1 ?’ », relatait l’avocat d’affaires Jacques Loesch dans un documentaire sur la CSSF, sorti en octobre dernier. Loesch remplissait la fonction de compradore, guidant les nouveaux-venus allemands sur le terrain juridique local. (Il était ainsi le seul Luxembourgeois à siéger parmi les cadres allemands du conseil de la Commerzbank Luxembourg.)

Pour ouvrir sa première filiale étrangère après la Deuxième Guerre mondiale, la Deutsche Bank avait longtemps hésité entre Londres et Luxembourg. Or, pour lancer ses activités de crédit international, elle préférait être un géant au pays des nains, plutôt qu’un nain au pays des géants. À quoi s’ajoutaient des considérations fiscales (des amortissements et immunisations fiscalement très généreux) et, surtout, réglementaires (absence de réserve obligatoire, car absence de banque centrale). À partir de 1974, le « recycling des pétrodollars » assurera d’excellentes affaires : Dès la fin de la décennie, un tiers du business international de la Deutsche Bank passait via sa filiale luxembourgeoise, qui ne comptait alors que quelques dizaines d’employés.

Les bilans s’en trouvaient grotesquement gonflés. C’est ainsi au Luxembourg que furent en large partie comptabilisés les crédits syndiqués accordés par la Deutsche Bank à la République démocratique allemande : En 1988, ceux-ci culminaient à 845 millions de Marks dans les bilans de la filiale luxembourgeoise. Or, la crise de la dette souveraine déclenchée par le défaut mexicain en 1982 avait quelque peu calmé les ardeurs. (La Deutsche Bank Luxembourg finira par ne renoncer qu’à 25 pour cent de ses créances mexicaines.) Ce ralentissement forçait les banques allemandes à diversifier leurs activités luxembourgeoises et a agi comme catalyseur du « Privatkundengeschäft », qui n’était alors qu’un euphémisme pour une évasion fiscale pratiquée à échelle industrielle.

La filiale luxembourgeoise de la Deutsche Bank entrera tardivement dans ce segment, quatre ans après la Commerzbank et la Dresdner. Le private banking n’était pas le monde de Storck, expert des grands crédits internationaux auquel il consacra un ouvrage de référence en 1995. Plus tard, il avouera même avoir ressenti une certaine répugnance face aux touristes fiscaux : « C’était un peu désagréable, je le dis ouvertement. Nous n’en avions pas l’habitude (…) Notre bureau [alors situé au Forum Royal] était sans arrêt encombré par des personnes venant d’Allemagne, dont beaucoup voulaient encaisser leur coupon sans frais », dira-t-il dans le livre-témoignages de Laurent Moyse publié en 2014 (Les artisans de la place financière).

Dans un premier temps, la Deutsche Bank dirigeait ses clients vers la Banque de Luxembourg, dans laquelle elle détenait depuis 1977 une participation de 25 pour cent. Or, cette division du travail ne semblait pas avoir inspiré confiance aux épargnants ouest-allemands. Se référant à un rapport du CA de la Deutsche Bank de 1985, Christopher Kopper note : « Die Banque de Luxembourg erfüllte nicht in vollem Maße den Qualitätsstandard, den ihre deutschen Kunden von den Filialen der Deutschen Bank gewohnt waren ». Une année plus tard, la centrale à Francfort finit par donner le feu vert à sa filiale luxembourgeoise pour se lancer dans . « Um Vorwürfen der Beihilfe zur Steuerflucht zu entgehen, setzte die Deutsche Bank ihre Werbung nur in diskreter Form fort », écrit Kopper. « Die Filialen der Deutschen Bank gaben Prospekte der Deutschen Bank Luxemburg nur an jene Kunden heraus, die aufgrund ihrer Vermögenslage für eine Geldanlage in Luxemburg in Frage kamen und selbst Interesse äußerten ». Or, pas besoin d’en faire la publicité. La presse spécialisée comme le Manager Magazin ou la Wirtschaftswoche vantaient en long et en large les fruits défendus du paradis luxembourgeois. Au bout d’une année, la Deutsche Bank comptait ainsi déjà 1 200 clients privés. En 1988, l’année où Bonn introduit la retenue à la source, la Deutsche Bank au Luxembourg voit ses dépôts tripler. Le Luxembourg semblait se transformer en arrière-cour honteuse de Francfort. La série Bad Banks a repris ce cliché : La première saison se divise entre réunions dans les gratte-ciels de la City de Francfort d’un côté, et rendez-vous clandestins dans les friches industrielles du Minett et au Parking Neipperg de l’autre.

Pour la Deutsche Bank, le business de l’évasion fiscale était un complément, très lucratif, mais ne se muta jamais en activité principale. C’est ce qui explique qu’au sein de l’ABBL, Bill Contzen plaida vivement pour l’abandon du secret bancaire dès qu’il avait compris que celui-ci n’était plus défendable, même si le passage à l’échange automatique allait condamner les Landesbanken venues au Luxembourg à la fin des années 1980, et dont le modèle d’affaires dépendait quasi exclusivement de l’évasion fiscale low-cost. (Un des principaux critères pour choisir leurs sièges luxembourgeois était la présence d’un large garage souterrain, discrétion oblige.) À partir de janvier 2015, c’en était fini des queues devant les guichets de la Deutsche Bank. Entre 2010 et 2020, elle verra le nombre de ses clients privés chuter de 10 000 à 2 000.

Ekkehard Storck se tenait éloigné des mondanités, ce n’était pas un habitué des réceptions de l’ABBL ou des déjeuners mensuels de l’International Bankers Club. (Ceux qui l’ont côtoyé professionnellement se rappellent un homme austère et distant.) Il se préférera dans le rôle de mécène des arts et des sciences. Storck siégeait ainsi dans le CA de Campus Europae, une initiative de Helmut Kohl, reprise par Jean-Claude Juncker, visant à encourager la mobilité des étudiants européens. Sous Storck, la Deutsche Bank amassera également une impressionnante collection de peintures et de sculptures contemporaines (principalement d’artistes allemands). Mais il restera surtout comme un des pionniers de l’urbanisme de la Ville. À la fin des années 1980, construire une banque en pleine pampa, qu’était alors cette partie du Kirchberg, témoignait d’une certaine audace. Inauguré en 1991, le palais pimpant de la Deutsche Bank (avec ses huit mini-coupoles) déclencha une migration de masse des banques vers le Kirchberg, preuve de l’esprit grégaire des hommes de la finance.

Dessiné par Gottfried Böhm, un architecte réputé pour ses édifices religieux, le siège exprime une certaine flamboyance typique de la place bancaire des années 1990. Storck ne sera pas peu fier de sa cathédrale, en réalité très peu fonctionnelle, et de son atrium démesuré : « This building serves as a demanding measure for the following banks when they decided what their new domicile should look like », expliquait-il deux mois avant de prendre sa retraite. Face à la presse locale, Storck présentait son projet comme preuve « dass man sich in Sachen Kultur dem Gastgeberland verpflichtet fühlt ». Or, l’édifice est également un monument à l’évasion fiscale. Sa construction était devenue nécessaire par l’afflux des évadés fiscaux allemands, qui se bousculaient dans les étroits bureaux du Forum Royal.

Dans ses nouveaux halls, la Deutsche Bank organisait, entre 1992 et 2016, des forums annuels, invitant le gotha de l’économie allemande, dont les présidents de Bayer, Siemens, Adidas, Deutsche Post, BASF et ThyssenKrupp, ainsi que les pontes de la CDU Wolfgang Schäuble et Roland Koch comme orateurs. Cette initiative est tombée en déshérence. Tout comme le sont la « Stiftung für die Förderung der wissenschaftlichen Zusammenarbeit zwischen Luxemburg und Deutschland » lancée en 1994, ou la « Deutsche Bank Chair of Finance » créée en 2010 à l’Uni.lu.

Ernst-Wilhelm Contzen était probablement le dernier baron allemand de la place financière. Le style expansif et rustique du Rheinländer était à l’opposé de la froideur prussienne de Storck. Dans leur fief luxembourgeois, Storck et Contzen jouissaient encore d’une certaine autonomie par rapport à Francfort. Les temps ont changé. Depuis le départ de Contzen en 2014, la Deutsche Bank Luxembourg a vu défiler trois directeurs ; de braves soldats aux ordres de Francfort. Pour ces nouveaux CEO remplaçables, le Luxembourg n’est qu’un passage obligé pour grimper dans la hiérarchie internationale. Une intégration dans le tissu économique et politique ne présente donc qu’un intérêt limité. En juin 2015, le successeur de Contzen, Boris Liedtke, expliqua au Tageblatt qu’il s’était mis à l’apprentissage du luxembourgeois et venait d’acheter « eine Immobilie » dans la Ville : au vu des prix, ce serait « ein Commitment ». Six mois plus tard, il démissionna de son poste « pour raisons personnelles ». Son successeur, Frank Krings, partira au bout de quatre ans, promu « Chief country officier France » à Paris.

Face au rétrécissement des niches fiscales et règlementaires, les chefs luxembourgeois ne peuvent plus engranger les bénéfices qui avaient assuré le standing de leurs prédécesseurs auprès des maisons-mères. Les rationalisations et centralisations organisationnelles ont fini par absorber les derniers fiefs locaux. Le responsable du private banking de la Deutsche Bank au Luxembourg rapporte ainsi directement au chef de sa « business line » à Genève. Enserrés dans ces matrices organisationnelles, les managers locaux ont progressivement été dégradés au rang d’exécutants. Au début des années 2000, le système informatique de la Deutsche Bank Luxembourg fut ainsi outsourcé à IBM, ses participations dans la Banque de Luxembourg cédées. En 2003, la banque vendit son pimpant siège au Kirchberg à un fonds, puis le reloua via un contrat de lease-back.

Le temps de l’hégémonie allemande sur la place bancaire est définitivement révolu. Les rapports annuels sur les eurobanques allemandes que publiait PWC se lisent comme une suite macabre d’avis mortuaires : un « Konzentrations- und Schrumpfungsprozess ». La Dresdner et la Commerzbank, les grands noms de la place bancaire des années 1970-1990, ont entièrement sombré. Les Landesbanken sont quasiment toutes parties. Quant aux banques allemandes restantes, elles risquent de se voir « succursalisées », leurs fonds propres aspirés par les maisons-mères et leurs conseils d’administration dissous. Seules quelques banques coopératives ont réussi à se maintenir et à croître, dont le discret champion allemand (en termes d’emploi) qu’est désormais la DZ Bank à Strassen.

Le crépuscule allemand fait ressortir l’importance des banques françaises, moins nombreuses, plus discrètes, mais anciennes et influentes. Détenue par le Crédit mutuel, la Banque de Luxembourg fait un peu bande à part. C’est une des rares banques à ne pas avoir été mises sous tutelle par l’actionnaire ou avoir vu des externes parachutés à la direction. La Société Générale Bank & Trust occupe un rôle important, tant au sein de son groupe que sur la place luxembourgeoise. Elle emploie deux fois plus d’employés que le groupe Deutsche Bank, et ses résultats et ses actifs dépassent ceux de la Deutsche Bank depuis 2017. La filiale luxembourgeoise est présidée depuis 2009 par Patrick Suet, un pur produit de la technostructure française, ancien directeur du cabinet d’Édouard Balladur et ex-directeur administratif d’Elf-Aquitaine. Devenu actionnaire majoritaire de la BGL en 2009, la centrale parisienne de BNP Paribas a sensiblement resserré le contrôle, réduisant la liberté des managers luxembourgeois à la portion congrue.

Bernard Thomas
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