Mudam

Je suis son

d'Lëtzebuerger Land vom 06.12.2001

L'idée est géniale. Avant d'avoir une présence matérielle, soyons donc dans les airs, impalpables, désincarnés. Pour un problème de marché public de la pierre de Bourgogne dont Ieoh Ming Pei veut (malheureusement) habiller toute l'enceinte de son bâtiment pour le Musée d'art moderne Grand-Duc Jean (Mudam), l'équipe du musée voit son ouverture repoussée jusqu'au printemps 2004. « Putain, deux ans ! » comme aimait à rouspéter la marionnette de Jacques Chirac aux Guignols de Canal + avant les dernières présidentielles, et il eut raison : c'est long lorsqu'on est prêt ! 

Pour la première Nuit des musées déjà, en octobre dernier, le Mudam tenta donc d'exister, de marquer le terrain, sans pourtant avoir de véritable présence physique, Marie-Claude Beaud voulant éviter de faire des expositions de la collection avant d'avoir un bâtiment. Le designer sonore Frédéric Sanchez créa donc une Bal(l)ade virtuelle dans le futur bâtiment, emmenant l'auditeur du jardin, en passant par la salle des machines en prenant l'ascenseur dans le patio, le café, la bibliothèque et la salle d'exposition. Aux sons d'un « welcome - bienvenue ! » de la directrice, du pétillement de champagne, de pas dans les couloirs, de la mécanique de l'ascenseur ou des « ah ! » ou « oh ! » lancés par les spectateurs virtuels, on put voyager dans une sorte d'imaginaire collectif.

Avec ArtFiles 2, suite de l'expérience entamée l'année dernière avec ArtFiles 1 dédié aux corrélations entre art, cinéma et musique (avec Jonas Mekas et Phil Glass, voir d'Land 47/00 et 48/00), le Mudam continue son exploration du crossover dans l'art contemporain. Cette fois-ci, le thème était celui du design, « ou comment montrer les rapports que l'art entretient avec le cinéma, la mode, le design, l'architecture…, ou plus généralement avec les formes de création plus immédiates et plus populaires, » comme le paraphrase le flyer de l'événement. Vendredi dernier était l'occasion pour quelques initiés, professionnels de la profession, créateurs et marchands, de découvrir les bureaux du Mudam réaménagés par de jeunes designers, essentiellement français, merci les mécènes et les sponsors…

Marie-Claude Beaud toutefois n'aime pas uniquement les belles choses utiles, du design en passant par l'architecture à la mode, mais est aussi, on l'ignore souvent au Luxembourg, une grande spécialiste des cultures technos. Ainsi, du temps de sa direction de l'American Center à Paris, elle y joua un rôle important pour la création, en 1995, de la première édition de Global Tekno, devenue depuis lors la grande messe de l'avant-garde musicale et graphique. De cette époque doit dater la collaboration avec Jean-Yves Leloup, rédacteur en chef de la radio parisienne spécialisée Radio FG, journaliste, deejay, créateur, avec Éric Pajot, du duo techno Radio Mentale et auteur du livre primé Global Tekno, Voyage initiatique au coeur de la musique électronique. 

« Ce vaste univers musical rassemble une rare diversité de sons et d'inspirations, au gré des vents et des sueurs des cités géantes, métropoles tentaculaires et villes ouvertes à tous les métissages, » écrivirent les auteurs de ce livre en 1998, de retour de leurs voyages d'exploration des villes qui ont fait naître la techno. 

De ce voyage, Jean-Yves Leloup, véritable encyclopédie vivante de la techno, a ramené des contacts avec des collègues deejays : Alejandra [&] Aeron de La Rioja, Rupert Huber, collègue de Richard Dorfmeister pour le duo Tosca, de Vienne, Monolake (Robert Henke) d'Allemagne ou l'artiste française Rebecca Bournigault. Et leur commandita une oeuvre à chacun - plus une produite par Radio Mentale - pour l'Audiolab, espace d'écoute ergonomique conçu par le designer Patrick Jouin, produit par le Caisse des dépôts et des consignations et Mudam. 

Exposé en septembre dernier au sous-sol du Centre Pompidou à Paris, l'objet semble avoir atterri là, au premier étage de l'Utopolis, à l'endroit même où, pour d'autres occasions, sont montrées les dernières voitures monospaces et autres objets promotionnels. S'il n'y avait le gardien très poli d'une société de surveillance privée et les énormes calicots indiquant le chemin, on passerait à côté de cette soucoupe volante aux formes et ouvertures organiques, surtout dans cet univers si riche en stimuli visuels et sonores. Patrick Jouin, le concepteur d'Audiolab le définit comme « un dispositif mobile et ouvert, qui allie, pour le spectateur et le visiteur, confort physique et confort d'écoute. Objet énigmatique au premier abord, ce module a été expressément conçu pour permettre une écoute immersive et spatialisée des oeuvres sonores » (dans le flyer).

Culture urbaine par excellence, la techno n'aurait pu se montrer dans un meilleur endroit que l'Utopolis, qui est devenu, malgré le rejet arrogant des prêcheurs de la « haute culture », une sorte de melting pot où un public constitué essentiellement de jeunes consomme une toile comme un carpaccio, quelques jeux vidéo comme des produits de merchandising du dernier Harry Potter. C'est là que l'idée du Mudam est géniale, celle d'aller à la rencontre de nouveaux publics, Marie-Claude Beaud avait annoncé cette intention dès son arrivée. Au lieu de cacher Audiolab dans le sous-sol d'une vénérable institution muséale, elle sort l'art dans la rue, là où la vie pulse tous les jours, et avec l'art, elle dépayse aussi son public parfois snobinard. Quelle joie que de voir ces Amis des musées invétérés éberlués par les BPM, beats per minute, et le tapis de basses très puissantes des performances d'ouverture d'Alejandra [&] Aeron ou de Radio Mentale. 

Si la musique techno semble facilement accessible parce qu'elle est faite de fusion, de pillage et de collage, parce que chacun y retrouve des bribes de musique concrète, des citations et des mélodies connues - des bouts de bruits urbains par-ci, des extraits d'une bande sonore de film par-là - elle est néanmoins une musique faite par des gens d'une grande érudition musicale, mêlant des éléments de la grande histoire des musiques populaires aux recherches les plus pointues de la musique électro-acoustique. Cela, plus l'aspect de haute technologie, la rendent si fascinante. 

Dommage seulement que les activités du Musée d'art moderne restent pour leur majeure partie importées, comme s'il restait persuadé qu'il y avait un grand travail de missionnaire à faire au Luxembourg : le même vendredi soir, le génial duo de bidouilleurs de son underground luxembourgeois, Sonic Attack, présentaient leur premier CD, Inner Room, avec un concert-performance à la galerie 19 Rouge au Grund.

L'Audiolab reste à l'Utopolis jusqu'à dimanche, 9 décembre. Quelques sites Internet à consulter : www.global-tekno.com ; www.luckykitchen.com, www.radiomentale.com ; www.monolake.de ; celui du musée lui-même : www.mudam.lu. Voir aussi le livre de Jean-Yves Leloup, Jean-Philippe Renoult et Pierre-Emmanuel Restoin : Global Tekno 01 - Voyage initiatique au coeur de la musique électronique ; éditions du Camion blanc, 1999 ; ISBN : 2-910196-19-4 ; 249 FF. En 1998, le magazine français Art Press dédia son numéro spécial n°19 à la « Techno, anatomie des cultures électroniques ».

josée hansen
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