La pandémie de Covid-19 a considérablement miné les objectifs de développement durable. Réflexions pour rattraper le retard.

Plan de sauvetage

d'Lëtzebuerger Land du 29.09.2023

Où trouver l’argent ? Une question lancinante qui taraude les entreprises et les ménages en quête de crédits, les États englués dans les déficits publics et à un plus haut niveau encore la communauté internationale. À l’occasion de la 78e Assemblée générale des Nations unies à New York qui s’est achevée le 26 septembre, la Cnuced (Conférence des Nations-unies pour le commerce et le développement) a révélé que plusieurs centaines de milliards de dollars manquaient toujours pour atteindre d’ici à 2030 les Objectifs de Développement Durable (ODD) fixés en 2015. La question est moins de savoir pourquoi on en est arrivé là que d’imaginer comment on pourra bien rattraper le retard accumulé. Non seulement plusieurs ODD majeurs étaient loin d’être atteints en 2019, avant la crise sanitaire, mais la pandémie a provoqué un recul préoccupant sur certains d’entre eux. Plus de 70 pays ont augmenté leurs émissions de carbone. 38 ont dépassé une augmentation de dix pour cent. Seul un pays sur cinq a réduit son niveau de pauvreté depuis 2019. Il est resté inchangé ou a même augmenté dans plus de 70 pays.

Les ODD (également connus sous leur sigle anglais de SDG pour Sustainable Development Goals) sont au nombre de dix-sept, déclinés en 169 cibles rassemblées dans l’Agenda 2030, adopté par l’ONU en septembre 2015, après deux ans d’une vaste concertation. Ces cibles répondent aux objectifs généraux suivants : éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes et dans tous les pays, protéger la planète et garantir la prospérité pour tous (ce sont là les trois piliers du développement durable). Elles sont parfois regroupées en cinq domaines, les « 5P » : peuple, prospérité, planète, paix, partenariats.

En marge de l’Assemblée générale de l’ONU 2023, son secrétaire général, Antonio Guterres, a de nouveau rappelé que ces objectifs « portent les espoirs, les rêves, les droits et les attentes de personnes du monde entier ». Le problème est que, à mi-parcours, on est encore loin du compte, comme l’a montré la Cnuced dans son World Investment Report 2023 publié en juillet et dans un document révélé le 18 septembre. Seulement quinze pour cent des cibles de l’Agenda 2030 sont en bonne voie d’être atteintes. Les pays en développement sont les plus concernés par le retard, dû aussi bien au manque d’investissement qu’à l’évolution de la conjoncture et à l’apparition d’exigences supplémentaires. En 2015, leurs besoins d’investissement étaient déjà estimés à 2 500 milliards de dollars par an soit huit pour cent de leur PIB. Faisant le point huit ans plus tard, la Cnuced évalue à plus de 4 200 milliards annuels dans l’hypothèse haute le manque d’investissement en capital nécessaire pour atteindre les objectifs en 2030, soit environ dix pour cent de leur PIB, une somme énorme. Si l’on retient l’hypothèse basse de 3 730 milliards, 58,2 pour cent du retard concerne les ODD en rapport avec l’énergie, très loin devant l’eau (13,4 pour cent) et les infrastructures de transport et de télécommunications (dix pour cent). La santé et l’éducation arrivent loin derrière.

Vitor Gaspar, le directeur du département des affaires budgétaires du FMI, parvient à une évaluation moins pessimiste, calculant que « les marchés émergents et les économies en développement ont besoin de 3 000 milliards de dollars par an jusqu’en 2030 pour financer leurs objectifs de développement et la transition climatique ». Ce montant représente environ sept pour cent du PIB combiné de ces pays en 2022. De quoi justifier un vrai « plan de sauvetage » pour les ODD, ce à quoi les 193 États membres de la Cnuced se sont engagés dans le cadre d’une déclaration politique adoptée le 18 septembre. Pour financer les déficits sur chaque ODD, la Cnuced évoque une solution qui n’est pas pour déplaire à certains économistes comme le français Thomas Piketty, à savoir une augmentation de la dépense publique. Celle-ci devrait croître de plus de cinq pour cent par an. Ce qui laisse présager une augmentation des impôts et des taxes, car la marge de manœuvre en termes d’endettement est très réduite. La dette des pays en développement a doublé en dix ans. Environ soixante pour cent des pays les plus pauvres sont sur le point ou ont déjà basculé dans une crise de la dette, sous l’effet de la dépréciation de leur monnaie par rapport au dollar, mais également à cause de la hausse des taux d’intérêt.

Néanmoins le FMI a apporté de l’eau au moulin de la Cnuced en considérant que de nombreux pays ont le potentiel d’augmenter leur ratio impôts/PIB jusqu’à neuf points de pourcentage. Mais pour cela, admet l’institution, il n’est pas forcément nécessaire d’augmenter la pression fiscale. Il suffirait de mieux faire rentrer les impôts en améliorant les infrastructures de collecte. Plus facile à dire qu’à faire. La Cnuced compte beaucoup, en complément, sur l’aide publique reçue des pays avancés, sur les investissements étrangers et sur les transferts d’argent des émigrés. En 2022, les trente pays membres du Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE ont versé 204 milliards de dollars en faveur des pays répondant aux critères de l’aide publique au développement (APD). L’augmentation, supérieure à treize pour cent par rapport à l’année précédente, est l’une des plus importantes jamais enregistrées. Les États-Unis, l’Allemagne, le Japon, la France et le Royaume-Uni représentent à eux seuls cinq 68,4 pour cent du total. Mais le tableau n’est pas aussi favorable qu’il le paraît.

Le montant total reste modeste par rapport aux besoins et ne représente que 0,36 pour cent du Revenu national brut (RNB) des pays donateurs alors que leur engagement est de 0,7 pour cent. Seuls cinq pays, dont le Luxembourg, le respectent. Si les trente pays en faisaient autant, le montant de l’aide atteindrait 400 milliards. Autre bémol. En apparence, les dons ont représenté en 2021 environ 88 pour cent de l’APD mondiale allouée directement par les pays donateurs aux bénéficiaires, aide dite « bilatérale », les prêts bonifiés et les prises de participations comptant pour douze pour cent. Mais les véritables conditions d’octroi de l’aide bilatérale sont telles que la répartition dons vs prêts est plus proche de 50/50.

En 2022 l’investissement étranger direct (IDE) en direction des économies en développement a fortement augmenté pour atteindre 916 milliards de dollars, soit +52,5 pour cent en un an selon le Rapport sur l’investissement 2023 de la Cnuced. Cela représente plus des deux tiers du total mondial. Les pays d’Asie se taillent la part du lion avec plus de 72 pour cent de ce montant, alors que l’Afrique qui en a le plus grand besoin plafonne à 4,9 pour cent, soit à peine 45 milliards. Le rapport déplore que l’augmentation de l’IDE dans les pays en développement soit inégalement répartie, une grande partie de la croissance ayant été captée par quelques grandes économies émergentes. Fait plus inquiétant, les flux d’IDE vers les économies structurellement faibles et vulnérables (pays les moins avancés, pays en développement sans littoral et petits États insulaires), déjà modestes en 2021, ont baissé de seize pour cent et ne représentent plus que 1,7 pour cent du total mondial.

Les perspectives ne sont pas roses. Dans un document publié sur le blog du FMI le 5 avril dernier, il est fait état d’une tendance à la « fragmentation » de l’investissement direct à l’étranger. Les auteurs estiment que « dans un contexte d’exacerbation des tensions géopolitiques, les entreprises et les dirigeants se penchent de plus en plus sur des stratégies destinées à renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement en transférant la production à l’intérieur de leur pays ou dans des pays de confiance ». Cette relocalisation, qui pourrait occasionner des pertes de deux pour cent de la production mondiale à long terme, ferait comme première victime les pays émergents et en développement. Leur « indice de vulnérabilité » est de 31,5 pour cent contre vingt pour cent dans les pays avancés.

Selon un document publié par la Banque mondiale le 13 juin 2023, les envois de fonds des migrants à destination des pays à revenu faible et intermédiaire se sont élevés à 647 milliards de dollars en 2022, soit une hausse annuelle de huit pour cent. En 2023, l’augmentation ne devrait être que de 1,4 pour cent, permettant tout de même d’atteindre la somme de 656 milliards, plus de trois fois supérieure à la totalité de l’APD. Pour la Banque mondiale « en cette période d’après-Covid, qui se caractérise par un ralentissement de la croissance économique et une contraction des investissements directs étrangers, les envois de fonds des travailleurs à l’étranger revêtent une importance accrue pour les pays et les ménages ; ils sont en effet une source de financement extérieur résiliente, en particulier dans les pays à faible revenu et à revenu intermédiaire qui ont accumulé de lourdes dettes extérieures ». Les cinq principaux bénéficiaires captaient 45 pour cent de ces envois de fonds en 2022. Il s’agissait de l’Inde (111 milliards de dollars), du Mexique (61 milliards de dollars), de la Chine (51 milliards de dollars), des Philippines (38 milliards de dollars) et du Pakistan (30 milliards de dollars). Mais ceux où les « remises migratoires » (terme officiel) pesaient le plus en pourcentage du PIB, mesure de leur dépendance, sont le Tadjikistan (51 pour cent du PIB), les îles Tonga (44 pour cent), le Liban (36 pour cent), les Samoa (34 pour cent) et le Kirghizistan (31 pour cent).

L’inévitable restructuration des dettes

Selon la Cnuced, la restructuration, voire l’annulation de la dette de certains pays est inévitable pour redonner des marges de manœuvre à la dépense publique. Elle estime que 3,3 milliards de personnes vivent dans des pays qui consacrent plus d’argent au paiement des intérêts de la dette qu’aux services publics essentiels tels que l’éducation (19 pays) et la santé (45 pays). Par exemple, les pays africains dépensent quatre fois plus pour leurs emprunts que les États-Unis et huit fois plus que les économies européennes les plus riches. Un rapport conjoint de l’Université de Boston, de la Heinrich-Böll-Stiftung à Berlin et de l’Université de Londres, publié le 6 avril, montrait que sur une soixantaine de pays surendettés ou risquant de l’être, soit près de la moitié du monde en développement, plus de 812 milliards de dollars de dettes devaient être restructurés. Les ministres des finances du G20 réunis le même mois à Washington espéraient trouver une solution rapide, en particulier pour des pays en défaut comme la Ghana, la Zambie et le Sri Lanka.

Les discussions ont été entravées par l’attitude de la Chine, important créancier des pays en développement. Contrairement aux principes adoptés par les 22 membres du Club de Paris, une institution créée en 1956, dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés, la Chine, qui n’appartient pas au club, souhaitait que la Banque mondiale et le FMI participent aux pertes qui seraient engendrées par les restructurations. La négociation entre les créanciers s’annonce longue et complexe. Pendant ce temps, la dette augmente.

Georges Canto
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