Les actionnaires n’ont jamais autant gagné. Analyse des mécanismes sous-jacents

Une pluie de dividendes

d'Lëtzebuerger Land du 08.09.2023

C’est Milton Friedman (1912-2006) qui aurait été content. L’économiste américain, prix Nobel en 1976, avait livré, dans un célèbre article publié le 13 septembre 1970 dans le New York Times, sa conception de la responsabilité sociale de l’entreprise. Connue depuis sous le nom de « théorie de l’actionnaire » ou « doctrine Friedman », elle consiste uniquement à maximiser ses profits pour satisfaire ses propriétaires. Dans cette optique, voir la masse de dividendes que les grandes entreprises cotées déversent sur leurs actionnaires depuis une dizaine d’années l’aurait comblé d’aise. Au deuxième trimestre 2023, dans le monde, elles leur ont payé l’équivalent de 568 milliards de dollars, selon une étude du gestionnaire d’actifs Janus Henderson. Un chiffre trimestriel record, en hausse de près de cinq pour cent par rapport à la même période de 2022. Près de neuf entreprises sur dix ont maintenu ou accru leur distribution.

La hausse de la rémunération des actionnaires est encore plus marquée en Europe, 185 milliards hors Royaume-Uni, soit une progression de dix pour cent avec un pic en Espagne (29 pour cent) devant l’Italie (19 pour cent). Au premier trimestre 2023, les versements étaient déjà en progression de douze pour cent sur un an, à 327 milliards de dollars. Avec un total de 895 milliards de dividendes distribués au premier semestre, l’année 2023 pourrait battre le record de 2022 qui est de 1 560 milliards, en atteignant 1.640 milliards de dollars, soit une croissance globale de 5,2 pour cent. L’année dernière avait déjà enregistré une hausse inédite de 8,4 pour cent par rapport à 2021. En mettant de côté 2020 impactée par la crise sanitaire, 2023 sera la septième année consécutive de croissance.

Par zone géographique, l’Amérique du nord arrive derrière l’Europe au deuxième trimestre (33 pour cent contre 37 pour cent), en raison de différences de dates d’arrêtés des comptes. Sur une année entière, la « part de marché » de l’Amérique du nord est nettement plus élevée (46 pour cent en 2022). Entre avril et juin 2023, le secteur financier a été le plus généreux : 85 milliards versés par les banques et 37 milliards par les assurances, soit ensemble 21,5 pour cent du total, devant les producteurs de pétrole (36 milliards de dollars). Ce podium n’a rien de surprenant. En 2022 les grandes entreprises de ces secteurs ont enregistré des profits records en raison d’une conjoncture qui les a favorisés, à défaut d’avoir eu le même effet sur l’économie dans son ensemble. Celui de la finance a bien profité de la hausse des taux d’intérêt et celui de l’énergie de la flambée des prix liée à la guerre en Ukraine.

De façon plus générale, l’inflation a favorisé l’accroissement des bénéfices, d’autant que, comme cela est désormais avéré, elle a provoqué un effet d’aubaine : certaines grandes entreprises ont reconstitué leurs marges en accroissant leurs prix au-delà de ce qu’une simple répercussion des coûts aurait justifié. Les grandes entreprises fabriquant des biens de consommation courante (alimentation, boissons, hygiène-beauté), mais aussi les constructeurs automobiles et les géants du luxe ont été pris en flagrant délit de ce que les anglo-saxons nomment la « greedflation », l’inflation créée par la cupidité. Mais faire des profits, fussent-ils records, ne suffit pas. Il faut encore les distribuer. Sur ce point il n’y a guère de doute sur la générosité des entreprises cotées. Selon l’ONG Oxfam, qui a mené une étude sur la France, entre 2011 et 2021, les cent plus grandes entreprises ont distribué en moyenne 71 pour cent de leurs bénéfices annuels sous formes de dividendes. En 2022 c’était 66 pour cent pour les sociétés incluses dans l’indice CAC 40.

Leur politique peut se résumer par l’expression « on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ». Pour mener à bien leurs projets, ces sociétés ne peuvent pas compter sur leurs seules capacités d’autofinancement et ne veulent pas dépendre des institutions financières. Se conformant en cela au modèle traditionnel américain, elles cherchent surtout à lever des fonds sur les marchés financiers par l’émission d’actions. Pour y parvenir elles cherchent à séduire les investisseurs potentiels en leur assurant de copieux rendements, même en cas de bénéfices déclinants voire de pertes. Le groupe énergétique Engie en est un exemple flagrant, versant à ses actionnaires la jolie somme de 23,6 milliards d’euros au cours d’une période (2011-2021) où il a accumulé plus de 784 millions d’euros de pertes. Si les profits de l’entreprise régressent ou qu’elle modifie sa politique de distribution, elle sera sanctionnée par les marchés : les investisseurs s’en détourneront et le cours de ses actions chutera.

Tout se passe donc comme si une distribution généreuse de dividendes était affectée d’un « effet de cliquet ». Une fois le mouvement enclenché on ne peut plus revenir en arrière, avec comme résultat que les dividendes sont des revenus beaucoup moins « volatils » que les bénéfices dont ils sont issus. Qui en sont les heureux bénéficiaires ? En octobre 2019, l’OCDE a publié une étude portant sur un échantillon de 10 000 sociétés cotées, sur un total de 41 000, pesant 90 pour cent de la capitalisation boursière mondiale. Il en ressortait que les actionnaires sont d’abord des investisseurs institutionnels (fonds de pension, compagnies d’assurance, gestionnaires d’actifs, OPC). Ces « zinzins » détiennent 41 pour cent du capital de l’ensemble des sociétés cotées. Sans surprise, leur poids est prépondérant aux États-Unis (72 pour cent). Dans ce pays, les vingt premiers institutionnels détiennent 54 pour cent des entreprises.

Vient ensuite le secteur public avec quatorze pour cent, soit par détention directe de l’État, soit par le biais de fonds souverains, de fonds de pension publics ou d’entreprises publiques. Dans près de dix pour cent des plus grandes sociétés cotées dans le monde, le secteur public est majoritaire avec plus de cinquante pour cent des actions. Suivent les entreprises privées (onze pour cent) et les « Strategic individuals » (sept pour cent), personnes physiques et family offices qui détiennent la majorité ou de gros blocs d’actions. La part des investisseurs individuels peut être estimée au maximum à quinze pour cent, avec de fortes variations d’un pays à l’autre, et surtout la prise en considération des investisseurs fortunés, les « petits porteurs » étant les parents pauvres tout comme les actionnaires salariés.

En effet, selon une étude récente réalisée sur 3 149 entreprises dans 32 pays, l’actionnariat salarié représente en moyenne 3,26 pour cent du capital des sociétés européennes (contre 2,37 pour cent en 2006). Un chiffre modeste et quelque peu faussé par la prise en compte des actions détenues par les cadres supérieurs et dirigeants. Dans plusieurs importants pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni), la part du capital détenue par le reste du personnel est infime – entre 0,3 et 1,7 pour cent – la France sortant du lot avec 3,4 pour cent.

La publication trimestrielle par Janus Henderson des dividendes versés aux actionnaires suscite toujours la même réaction, à savoir une comparaison défavorable aux salariés dont les revenus n’augmentent pas au même rythme. L’ONG Oxfam a calculé qu’en France, entre 2011 et 2021, les dépenses par salarié des sociétés non financières appartenant au Top 100 des entreprises cotées ont augmenté de 22 pour cent, alors que les versements à leurs actionnaires ont augmenté de 57 pour cent. Le choc inflationniste de 2022 a produit des effets contraires à ceux attendus, en épargnant le capital et en pénalisant le travail. Dans l’Hexagone, alors que les profits des grandes entreprises augmentaient très peu en 2022, le montant des dividendes a quand même crû de 17,4 pour cent, nettement plus que l’inflation, tandis que les salaires prenaient 5,5 pour cent, à peine plus que la hausse des prix. L’ONG en déduit que le partage de la valeur ajoutée des entreprises est toujours plus favorable au capital, au détriment du travail, et en dénonce inlassablement les effets négatifs.

Cela étant l’étude de cette répartition est rendue complexe par les différences existant entre pays voisins et de même niveau de développement, pour des raisons de structures économiques, juridiques et fiscales. En novembre 2022, Eric Dor, professeur à l’école de management IESEG en France, a publié une étude où figure une très intéressante comparaison internationale conduite sur 22 pays européens. La part des salaires bruts et des cotisations sociales des entreprises non financières allait de 33,1 pour cent de la valeur ajoutée nette en 2021 en Irlande à 83,1 pour cent en Slovénie soit exactement cinquante points d’écart ! Il est vrai que la moitié des pays se situaient entre 70 et 77 pour cent. C’était le cas du Luxembourg avec 71,24 pour cent. Comme corollaire, la partie de la valeur ajoutée nette allouée aux actionnaires, sous forme de dividendes nets (ceux payés moins ceux reçus de l’étranger) s’échelonne de 0,78 pour cent en Croatie à près de trente pour cent en Irlande. Neuf pays sont entre dix et quinze pour cent. La Belgique et la France sont dans le peloton de queue avec respectivement sept et cinq pour cent, tandis que le Luxembourg est le seul pays à afficher des dividendes nets négatifs.

Par ailleurs, plusieurs experts font valoir que la détention du capital des sociétés cotées par les particuliers est très sous-estimée. Ils encaisseraient de ce fait, de manière indirecte, une partie plus importante que prévue des dividendes versés. En effet, les encours gérés par les investisseurs institutionnels proviennent en grande partie des placements réalisés par les ménages en OPC, contrats d’assurance-vie etc.. Ces derniers contrôlent ainsi, par la bande, une part plus élevée de la capitalisation boursière qu’il n’y paraît, profitant ainsi, indirectement, d’une partie des quelque 620 milliards de dollars de dividendes reçus en 2022, par les « zinzins ». Mais aucune étude précise ne vient encore éclairer notre lanterne sur ce point.

Georges Canto
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