Vivons nous la fin du télétravail ? Des études annoncent son déclin

Retour au bureau

Photo: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land du 22.09.2023

Le télétravail a-t-il sauvé l’économie mondiale en 2020 ? Ses partisans font valoir que c’est grâce à lui que la baisse du PIB mondial a pu être limitée à -3,1 pour cent (-5,7 pour cent dans l’UE et -2,8 pour cent aux États-Unis) malgré une crise sanitaire d’ampleur et de durée inédites et des confinements à répétition. C’est lui faire beaucoup d’honneur. Certes, une étude menée par la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound) a montré que dans l’UE en 2021, près de 42 millions de personnes y ont eu recours d’une manière ou d’une autre, soit deux fois plus qu’en 2019. On estime que ce chiffre n’aurait pas été atteint avant 2027 si la pandémie n’avait pas eu lieu.

Malgré cela, le télétravail ne touche encore que 22 pour cent des salariés européens (dont un tiers à plein temps) pour la bonne raison qu’il ne peut matériellement s’appliquer qu’à un spectre d’emplois assez réduit. Néanmoins il a trouvé une place, jugée par beaucoup comme irréversible, dans le monde du travail, où il fait figure de mode d’organisation plus moderne, plus souple, plus adapté aux aspirations de chacun et même plus écologique. Selon les chiffres du réseau social professionnel LinkedIn, une légère baisse a été constatée en 2022, une fois estompés les effets de la pandémie, mais la tendance était encore, il y a peu, à la hausse pour les années à venir, en raison des développements technologiques qui accroissent le nombre potentiel d’emplois « télétravaillables » et d’une faveur non démentie auprès des salariés.

C’était sans compter sur le comportement d’entreprises, de plus en plus nombreuses surtout aux États-Unis, qui ont décidé de siffler la fin de la récré et de faire rentrer leurs troupes au bercail. À la manœuvre, on trouve d’abord les « big tech », comme Apple, Amazon, X (ex-Twitter), Open AI (ChatGPT) ou Meta (ex-Facebook), celles-là même qui avaient généralisé le télétravail en 2020, ou qui en avaient directement profité comme Zoom. Cet été, Amazon, Meta et Lyft (principal concurrent d’Uber) ont demandé à leurs salariés d’être au moins trois jours par semaine au bureau. Disney a porté cette exigence à quatre jours. Même son de cloche chez Starbucks et Walmart. Les banques ne sont pas en reste, et elles vont même plus loin, ayant bien l’intention de faire du travail à domicile une relique de la pandémie. Chez JP Morgan Chase et Goldman Sachs notamment, la semaine de cinq jours en présentiel est à nouveau de mise.

Le principal argument des entreprises tient à l’impact du télétravail sur la productivité, un sujet qui depuis l’origine, donc avant même la pandémie, fait l’objet de vifs débats. Des recherches récentes vont plutôt dans le sens d’un effet négatif. Deux études menées en Asie auprès d’entreprises du secteur informatique ont révélé que les salariés travaillant à domicile sont 18 pour cent moins productifs que leurs pairs qui fréquentent le bureau. Début juillet, le WFH Research, un institut de recherche sur les conditions de travail, a donné une fourchette de dix à vingt pour cent de productivité en moins aux États-Unis. Dans les trois cas, il s’agissait de télétravail à temps plein.

Il a pu également être démontré qu’au bout d’une période, de durée variable, pendant laquelle la productivité augmente, l’accoutumance au télétravail se traduit finalement par une baisse. À cette préoccupation majeure s’ajoute du côté des entreprises une crainte pour l’innovation et la communication. Plusieurs sondages ont montré que les dirigeants craignaient qu’un niveau excessif de télétravail ne nuise à la collaboration et à la « fertilisation croisée » entre les salariés, menaçant ainsi la croissance de la firme. La plupart y voient un risque pour l’adhésion à la culture d’entreprise, à cause de la diminution du sentiment d’appartenance. Les enregistrements de communication de près de 62 000 employés de Microsoft ont montré que les réseaux professionnels au sein de l’entreprise se sont « fossilisés » et que les collaborateurs sont devenus plus isolés à mesure que le travail à distance s’est imposé. Le 13 septembre, dans un article qui a fait le buzz, le quotidien français Le Figaro qualifiait le télétravail de « paradis artificiel », notant que « les échanges physiques entre collaborateurs, formels ou informels, garantissent une efficacité et une créativité que mille discussions par écran interposé ne produiront jamais ».

La volonté des managers de reprendre le contrôle de leurs subordonnés, devenus un peu trop indépendants à leur goût, n’est pas étrangère à leur souhait de les voir revenir sur site. De leur côté, les salariés ne mésestiment pas les inconvénients du télétravail. Ils se plaignent de l’envahissement de leur vie personnelle par les tâches professionnelles avec des horaires à rallonge. Selon Eurofound, « des études menées en Belgique, en Croatie et en Allemagne montrent qu’environ la moitié des télétravailleurs interrogés ont déclaré travailler plus d’heures qu’avant la pandémie ». Le manque d’interactions « en chair et en os » avec les collègues de travail est un autre inconvénient majeur surtout dans le cas de télétravail à cent pour cent. Les salariés à distance souffrent d’un manque d’informations sur le fonctionnement de l’organisation connu sous le nom de « syndrome de la machine à café ».

En conséquence, on a pu constater une nette augmentation des troubles psycho-sociaux chez les télétravailleurs (anxiété, isolement, problèmes de sommeil ou troubles alimentaires). En France en 2021, les arrêts de travail pour épuisement ont concerné 18 pour cent d’entre eux contre treize pour cent des salariés sur site. Les troubles musculo-squelettiques ont aussi augmenté, les personnes travaillant à domicile n’ayant souvent pas la place ou le matériel disponible pour aménager un espace dédié et adapté. Mais à leurs yeux, les avantages du télétravail surpassent largement ses inconvénients. Éviter de perdre du temps dans les transports tout en faisant des économies est un élément-clé. Mais les adeptes apprécient aussi la possibilité de se concentrer et de s’organiser à leur guise dans un cadre familier, dans le calme et sans interruptions. Ils considèrent que le bien-être et la satisfaction au travail qui en résultent sont favorables à la créativité. Ils y ont aussi vu l’occasion de se soustraire, au moins en partie, aux pesanteurs hiérarchiques et aux exigences du quotidien.

Les salariés en télétravail craignent aussi le retour dans des locaux inadaptés qui ne leur ont pas laissé un bon souvenir. Verbatim de forum internet : « l’open-space est un désastre en termes de productivité (bruits, dérangements constants des collègues) et de stress provoqué sur les salariés (auto-flicage, présentéisme aggravé) avec parfois de graves conséquences sur la santé des salariés (arrêts maladie, antidépresseurs pour tenir le coup) ; si le retour au bureau, c’est pour qu’il se fasse en flex office (pas de bureau attitré dans l’open space), là, c’est la grosse désillusion ! Car, pour « constituer du lien social » (argument utilisé par les RH) en se retrouvant chaque jour entouré de personnes que l’on ne connaît pas et avec qui on ne travaille pas, c’est pas gagné ! » Pressentant la faible efficacité d’une démarche fondée sur le conseil ou l’incitation, les entreprises américaines ont tenu d’emblée un discours radical et répressif, à l’image d’Elon Musk, PDG de Tesla, déclarant que « le télétravail n’est plus acceptable désormais », menaces de licenciements à la clé. Amazon a envoyé des lettres de rappel aux récalcitrants désireux de rester en télétravail. Google a décidé d’intégrer la présence au bureau dans les évaluations de performances, et donc dans la rémunération et l’avancement. Une attitude qui a provoqué des conflits sociaux inédits, les salariés se sentant trahis. Beaucoup d’entre eux avaient organisé une vie différente fondée sur le télétravail (déménagements). Des centaines de personnes ont manifesté devant le siège social d’Amazon à Seattle en mai 2023 pour exprimer leur mécontentement. Des menaces de démission (comme chez Apple) et des grèves (toujours chez Amazon) se sont multipliées.

Selon une étude menée sur 34 pays par WFH Research, à laquelle ont participé l’université de Stanford et l’institut IfO à Münich, les projets des employeurs en matière de travail à distance ne répondent pas à ce que souhaitent les employés. Sur les quelque quatorze millions d’offres d’emplois publiées sur la plateforme LinkedIn, dans le monde entier, seulement une sur sept comporte une composante télétravail. Mais ces quatorze pour cent captent, à elles-seules, 55 pour cent des candidatures. Pour certains emplois comme les cadres et les ingénieurs, la possibilité de travailler à distance au moins trois jours par semaine est une condition sine qua non d’acceptation d’une offre. LinkedIn a pu aussi établir que le télétravail gardait une cote très élevée auprès des salariés en poste.

Le souhait d’un « full remote » (télétravail intégral) reste minoritaire. La plupart des salariés se rallient aujourd’hui au « travail hybride », avec une répartition idéale du temps qui serait selon un expert « deux jours sur site pour les idées et le partage et trois jours de télétravail pour la concentration et le gain de temps de transport ». Mais les entreprises n’en sont pas encore là. Si peu d’entre elles envisagent d’imposer un retour intégral au bureau, la plupart préfèrent, pour les postes télétravaillables, trois ou quatre jours sur site. Ce que confirme une étude récente de McKinsey sur neuf grandes villes du monde : en octobre 2022 les salariés en télétravail étaient présents au bureau en moyenne trois jours et demi par semaine, avec un minimum de 3,1 jours à Londres et un maximum de 3,9 jours à Pékin. Après être monté très haut en 2020, le balancier semble, pour certaines entreprises, reparti un peu vite dans l’autre sens. Rien d’étonnant pour un mode de fonctionnement qui s’est imposé dans l’urgence. À grande échelle le bon équilibre entre les souhaits des entreprises et les aspirations des salariés ne semble pas encore avoir été trouvé.

Télétravail et inégalités

Urbain, diplômé d’études supérieures et occupant un poste dans la haute technologie, l’éducation, l’administration publique, les médias, la banque et l’assurance, plutôt entre 30 et 44 ans, avec un salaire relativement élevé. Tel est, selon Eurofound, le portrait-robot du télétravailleur, ajoutant que les femmes sont un peu plus nombreuses à télétravailler que les hommes.

L’essor du télétravail pendant et après la pandémie a creusé les inégalités, car il a touché principalement des emplois qualifiés. Les salariés ayant accès au télétravail peuvent bénéficier d’une plus grande sécurité de l’emploi, de meilleurs salaires, d’une plus grande autonomie et d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée par rapport à ceux n’y ont pas accès. Pendant la pandémie ces derniers ont également couru, sans forcément en tirer une grande reconnaissance sociale, des risques sanitaires élevés auxquels les télétravailleurs pouvaient échapper.

L’immobilier de bureaux en crise

Dès l’origine les entreprises pratiquant le télétravail y ont vu l’opportunité d’économiser des surfaces de bureaux. Ce mode d’organisation touchant, même après la pandémie, un nombre de personnes totalement imprévu avant la crise, la conséquence en a été logiquement un effondrement de la demande de nouveaux bureaux et une chute du taux d’occupation des bureaux existants, qui reste selon les pays entre un tiers et cinquante pour cent inférieur à son niveau pré-Covid. Selon une étude de 88 pages portant sur neuf grandes villes (Houston, Londres, Munich, New York, Paris, Pékin, San Francisco, Shanghai et Tokyo) publiée par McKinsey le 13 juillet, sous le titre « Empty spaces and hybrid places: the pandemic’s lasting impact on real estate », d’ici à 2030 la baisse de valeur des immeubles de bureaux pourrait atteindre 26 pour cent par rapport aux niveaux de 2019, soit quelque 800 milliards de dollars.

Sans espoir d’une remontée de la fréquentation des bureaux, une des solutions au marasme serait de reconvertir une partie des locaux en logements. Une pratique encore très limitée, mais qui suscite un intérêt tel que la Banque de France lui a consacré en janvier 2023 une étude intitulée « La conversion de l’immobilier de bureaux en immobilier résidentiel : quelles tendances après la Covid-19 et l’essor du télétravail ? ».

Georges Canto
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