Priorité affichée du gouvernement, le projet de loi sur la coopération entre les administrations fiscales et la lutte contre la fraude fiscale s’est dégonflé de toute sa substance après son examen de passage devant le Conseil d’État. Le texte ne passera pas devant les députés avant l’automne en raison de deux oppositions formelles dont l’ont frappé les sages. Ils avaient bien proposé un compromis sur une version tronquée, pour ne pas dire abâtardie du texte, qui aurait permis l’émission dès 2009 des premières fiches de retenue d’impôts pour les citoyens de la Ville de Luxembourg directement par l’Administration des contributions directes et non plus par la commune elle-même, puis l’année suivante pour toutes les autres localités du grand-duché. Cela demandait une sérieuse amputation du projet couplé avec un calendrier serré.
Politiquement risqué pour un gouvernement dans la dernière ligne droite qui a fait de la lutte contre la fraude fiscale un des grands credos de la législature qui s’achèvera en juin 2009. L’avis du Conseil d’État est toutefois arrivé trop tard. De plus, et en dépit de déclarations de bonne intention, le projet n’a pas paru si prioritaire que ça aux membres de la Commission des finances et du budget pour qu’ils sacrifient leur nuit à confectionner un rapport dans les délais requis pour faire adopter le projet de loi en session plénière avant la pause « maillot-de-bain et parasol ».
L’émission des fiches d’impôt par l’ADC est donc remise à 2010 pour les ménages de la capitale et 2011 pour les autres résidents. Mais là n’était pas l’essentiel du projet. Peu ambitieux au départ par rapport au dessein que laissait transparaître, il y a onze ans déjà, le rapport d’un certain Jeannot Krecké, alors député LSAP, sur la fraude fiscale – celui qui est désormais ministre de l’Économie et du Commerce extérieur réclamait à l’époque la fusion des administrations fiscales en un seul corps – le projet de loi a montré combien une réforme, ne serait-ce que mineure, du fonctionnement des administrations fiscales pour en améliorer l’efficacité, demeurait un sujet sensible dans un pays où secret fiscal et secret bancaire entretiennent des relations presque incestueuses.
À supposer que le projet de loi soit adopté au forcing cet automne, il n’est pas certain qu’il ne perdra pas un peu de son âme. Il faudra faire dans quelques mois le monitoring du projet déposé, il y a un an sous la pression des organisations internationales comme le Conseil de l’Europe et l’OCDE et la mouture qui sortira des débats à la Chambre des députés. Le Luxembourg est dans leur collimateur pour être l’un des rares pays occidentaux, sinon le seul, à ne pas avoir construit de ponts entre ses différentes administrations fiscales. Il est aussi un des derniers bastions européens qui connaît une séparation entre ses administrations chargées de collecter les impôts directs et les impôts indirects (TVA) et où les murs entre les deux restent imperméables. Pire encore, le secret fiscal, inscrit dans l’article 22 de la loi générale des impôts qui sanctionne pénalement toute communication d’informations que le contribuable n’aurait pas autorisé lui-même au préalable, fut longtemps considéré comme opposable à la justice, au mépris souvent de la lutte contre la criminalité financière et le blanchiment. Bienvenue au Luxembourg.
Les temps ont toutefois changé avec l’arrivée du nouveau directeur de l’Administration des contributions directes, Guy Heintz. Le projet de loi 5 757, auxquel il a mis la main, doit, entre autres missions, clarifier une fois pour toute la question de l’inopposabilité du secret fiscal à la justice et mettre des passerelles entre les responsables de l’ACD et de l’AED et le procureur d’État. D’autres ouvertures sont programmées pour permettre un échange d’informations avec les administrations à l’étranger. Là encore, le point relève d’une extrême sensibilité. Ainsi, puisque des interconnexions devraient être désormais possibles sur le plan intérieur entre les deux fiscs, on s’interroge sur l’usage des informations que les contributions directes, par exemple, feront de données obtenues d’une autre administration. Les sages n’entendent pas laisser planer le moindre doute : l’ACD « n’est ni autorisée, ni a fortiori obligée à communiquer à l’administration de l’État requérant des informations qu’elle aurait obtenues ou qu’elle pourrait obtenir d’une autre administration ». Les autorités étrangères, si promptes à critiquer, vont encore apprécier.
Le texte original pousse loin la proximité entre les administrations fiscales et l’appareil judiciaire, en autorisant notamment le détachement d’agents de l’Administration des contributions directes et de l’Administration de l’enregistrement et des domaines dans la police judiciaire. Le Conseil d’État y a mis toutefois son veto dans son avis du 1er juillet dernier. Les responsables des administrations fiscales s’en désolent, parlant « d’incompréhension » sur les intentions de la proposition. Sur ce point, les sages ont fait leur les appréhensions déjà exprimées quelque mois plus tôt par la Chambre de commerce, dont l’avis fut lui-même largement inspiré par les milieux financiers. Ils ont par ailleurs abondamment surexploité les craintes exprimées par la Commission nationale de protection des données sur une entorse à la vie privée des gens.
Y-aura-t-il alors avant la fin de cette législature des agents des impôts intégrés dans les services de la police judiciaire, chargés tout spécialement de débusquer les fraudes et escroqueries fiscales ? Le Conseil d’État et la Chambre de commerce y sont défavorables en raison des risques qu’ils entrevoient de violation des droits de l’Homme et notamment du principe selon lequel une personne, en matière pénale, ne peut pas s’incriminer elle-même. Or, un contribuable résident au Luxembourg est tenu de coopérer avec l’administration pour l’établissement juste et correct de l’impôt. Il fournit donc des données qui pourraient par la suite être exploitées par la justice contre lui. C’est manifestement incompatible avec l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’Homme sur l’auto-incrimination. La coopération entre les administrations fiscales et les autorités judiciaires à des fins de poursuites et de répression de crimes et délits, soulignait déjà la Chambre de commerce dans son avis de mars dernier, « risque d’impliquer une sévère entorse aux droits de la défense garantis par le code d’instruction criminelle et de manière générale au principe du procès équitable ». Il faut quand même rappeler que de part leur statut, les fonctionnaires d’État sont obligés de dénoncer à la justice toute infraction à la loi dont ils auraient connaissance.
Rejoints ici par le Conseil d’État, les milieux d’affaires s’émeuvent de voir muer de simples agents du fisc en officiers de police judiciaire et faire voler en éclats la jusqu’alors très lourde procédure judiciaire, qui n’autorise par exemple que les juges d’instruction à procéder à des perquisitions. Ce qui soulève aussi un autre problème, celui du mode opératoire propre à chaque administration fiscale : les agents de la TVA peuvent non seulement se faire ouvrir les bureaux et la comptabilité d’une entreprise, à l’instar de ce qui est également permis pour leurs homologues des contributions directes, mais seuls les premiers ont le pouvoir de franchir les portes du domicile des chefs d’entreprise. Ce qui est en revanche interdit aux fonctionnaires de l’ACD.
« La dérogation aux procédures du code d’instruction criminelle, prévient la Chambre de commerce, doit être réservée à des enquêtes relatives à la commission d’infractions qui se caractérisent par une particulière gravité et être soumise à la condition que les informations de l’Administration des contributions directes soient absolument déterminantes pour l’enquête en cause ». D’où l’insistance des milieux d’affaires à ce que la transmission d’informations soit circonscrite à des infractions préalablement « listées ». Manière d’éviter que sous le couvert de la lutte planétaire contre le blanchiment d’argent et la criminatlité financière, on émascule le secret fiscal. Le gouvernement lui-même n’a pas pris ce risque en institutionnalisant la coopération entre les administrations fiscales et le Parquet. La transmission se fera au cas par cas et seules les informations considérées comme « indispensables à la poursuite et à la sanction de crimes et de délits de droit commun » pourront circuler, à l’exclusion donc des informations portant sur des contraventions, des affaires civiles ou commerciales. De plus, les agents de l’ACD ou de l’AED détachés à la PJ n’auront plus de relations avec leurs administrations d’origine. Peu de risque donc d’un croisement systématique des fichiers pour faciliter les enquêtes dans les cas de « fraude » fiscale.
Reste à voir maintenant si les courageux membres de la Commission des finances et du budget prendront ou non à leur compte les craintes des milieux financiers. Rendez-vous après la grande pause de l’été.