Le fabricant français de chariots de supermarchés Caddie, qui équipe les grandes surfaces depuis 1957, a été placé en redressement judiciaire le 4 janvier dernier. Plus de pièce pour le chariot, c’est un comble ! Victime de la course au progrès, l’entreprise a jusqu’au 22 février pour trouver des repreneurs prêts à éponger ses dettes et répondre aux inquiétudes des 140 employés travaillant en Alsace.
Menacé par le drive, les livraisons à domicile et les nouvelles façons de consommer qui nous ont éloignés des grandes surfaces au profit d’Internet ou des commerces de proximité, le chariot de supermarché est finalement une belle illustration du concept d’obsolescence programmée. Une entreprise est au bord de la faillite, alors qu’elle fabrique des modèles en acier inoxydable, tellement robustes qu’ils sont plébiscités non seulement par la grande distribution mais aussi par des sans-abris, qui y rangent leurs maigres possessions.
Inventé par l’américain Sylvain Goldman en 1948, le « shopping cart » a connu le succès grâce au système qui permet de les emboîter les uns dans les autres, ce qui a permis d’en fournir à chaque client devant l’entrée du magasin. Lui-même propriétaire d’une épicerie, M. Goldman a fait fortune, selon le principe bien connu dit de « la nouvelle tronçonneuse » : offrez à un homme une tronçonneuse flambant neuve, maniable et bien affûtée, il coupera tous les arbres de son jardin ; munissez un consommateur d’un grand chariot bien pratique, il n’aura de cesse de le remplir.
Symbole des trente glorieuses, le chariot de la ménagère a vite remplacé le panier. Plus gros, pour consommer plus. Avec des roulettes dirigeables, pour être plus maniable. Plus pratique avec l’ajout du crochet à sac de pommes de terre, de l’emplacement sous le chariot pour le pack de bières et, surtout, le génial petit siège rouge rabattable, dans lequel les personnes de ma génération ont assouvi leurs premiers instincts de consommateur, si ce n’est leurs pulsions de toute puissance. Placé exactement à hauteur des rayons « Pépito », « Curly » ou « Danette triple chocolat », le jeune enfant peut assouvir son goût naturel pour les aliments trop sucrés, trop salés, et qui passent à la télé. Gare au parent qui ose sortir du chariot ce que la main innocente de sa progéniture y avait fait basculer pendant qu’il avait le dos tourné. Les colères les plus spectaculaires se donnent auprès d’un large public, et tant pis si nous nous coincions les cuisses sur cet inconfortable strapontin, où que nous chopions des aphtes carabinés en faisant nos dents sur une poignée que personne ne songeait alors à désinfecter avec du gel hydro-alcoolique.
Un peu plus tard, ont été installées les consignes, pour éviter aux magasins de retrouver leurs chariots éparpillés aux quatre coins des parkings, voire de la ville. Merveilleux moyen de glaner quelques petites pièces pour les plus grands qui se portaient évidemment volontaire pour rapporter l’engin. S’il y a bien un rare instant de poésie dans les centres commerciaux, c’est le spectacle des dizaines de chariots, poussés par un seul manutentionnaire, dont l’habileté rend jaloux tous ceux qui ont l’impression d’avoir toujours un modèle avec une roue coincée, alors que l’employé les fait tous ondoyer avec indolence et prend des virages parfaits pour grimper à l’assaut des escalators.
Aujourd’hui, Amazon a remplacé le métal du chariot par le carton des emballages. Les drives ont généralisé l’usage de caisses, directement chargées dans la voiture. Le marché du samedi permet de ressortir son petit chariot en tissu de grand-mère. Le spectre de l’inflation se mesure désormais plutôt avec l’unité « plein d’essence » qu’avec le traditionnel « chariot de la ménagère », dont même la dénomination sexiste semble d’un autre âge.
Pourtant, l’éventuelle disparition du constructeur qui a donné par antonomase son nom à l’objet, comme Kleenex ou Post-it, ne marquera pas la disparition du chariot, comme l’arrêt de la marque « Frigidaire » n’a pas fait disparaître nos réfrigérateurs. Des concurrents plus malins ont imaginé des modèles en plastique, moins robustes, qu’il faut fréquemment remplacer, et qu’on peut produire dans des pays à la main d’œuvre bon marché.
Dans 3 000 ans, des spécialistes des civilisations pré-numériques étudieront peut-être les squelettes fossilisés des Caddies et se demanderont quelle en était l’utilité. Réponse : permettre à une seule personne de bloquer tout le rayon conserves pendant qu’elle hésite entre les innombrables variations industrielles autour du haricot en boîte.