Pour le dernier volet, façon fin de partie, du triptyque A Model : interrogation sur l’institution muséale avec Jason Dodge au Mudam

Autant en amasse le vent

d'Lëtzebuerger Land du 21.06.2024

Quiconque a suivi avec tant soit peu d’attention, ou de curiosité, les tribulations de l’art (contemporain) depuis une cinquantaine d’années, se rappelle sans doute telles déconvenues du pauvre Joseph Beuys. Telles mises à mal de quelques-unes de ses œuvres, une baignoire d’où l’on arrache bandages et pansements pour mieux pouvoir y rincer des verres, peu de chose par rapport au sort fait à la Fettecke, à l’académie de Düsseldorf, détruite en partie, pour ce qui en restait distillée dans un alambic. L’art court tous les dangers, d’autant plus qu’il a pris le tour de tourner le dos à l’espace protégé des musées, se hasarde de plain-pied dans la vie, ou alors en ouvre toutes grandes les portes.

Pour quoi ces rappels, ces anecdotes qui ne devraient même pas susciter de sourire ? C’est qu’à l’entrée du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, au Kirchberg, le visiteur se trouve confronté à une pancarte qui l’avertit que tout ce qu’il voit par terre y est parfaitement à sa place, pour éviter qu’il n’y touche, ou qu’il ne lui vienne l’idée que le service de nettoyage fait mal son travail, voire est en grève, le désordre pourrait y pousser, avec toutes sortes de déchets, détritus, accumulés le long des murs, aux marches des escaliers. Un esprit plus indulgent conclurait qu’ils y sont soigneusement ramassés et rassemblés en attendant d’être enlevés.

Nenni, l’artiste américain Jason Dodge en a fait une exposition, l’épilogue du triptyque A Model, interrogation sur l’institution muséale. Il est poète, en premier, pour preuve le titre donné à l’exposition : Tomorrow, I walked to a dark black star. Au Mudam, pour le moment, on dirait qu’il a laissé le vent apporter et amasser feuilles mortes, plumes, bouts de papier, et j’en passe, alors que dans tels coins, s’alignent des flacons industriels, sous la garde d’un balai ou d’une raclette. La vie dans sa banalité, l’activité muséale n’en est pas absente quand même, avec des caisses par exemple remplies de projecteurs, ont-ils déjà servi ou vont-ils le faire à une prochaine exposition.

J’aime le contraste entre ce bric-à-brac, cet amas qui avec un peu de bonne volonté tient du temps qui fuit, du memento mori, et le côté solidement solennel de l’architecture de Ieoh Ming Pei. La récupération (anoblie) de tous ces résidus qui jonchent le sol, d’objets laissés à l’abandon. Pour un peu, on y verrait un reflet, une image de la société.

À chacun, c’est ce à quoi l’art sert également, à quoi il invite, d’y aller avec ses propres idées ou aspirations. Ce qui amène, au-delà de l’interrogation sur le musée lui-même, à la relation avec le public, avec les visiteurs. Et là, il est un qualificatif, on le trouve aussi dans le dépliant, qui fait fureur, incontournable de nos jours : toute exposition, tout musée, doivent être immersifs ; il est même à Paris, aujourd’hui, un Grand Palais immersif, dans le prolongement de l’Opéra-Bastille, c’est dans l’air du temps, avec des technologies de production et de diffusion digitales. On oublie un chose. L’immersion peut être le passage dans un environnement nouveau pour le comprendre mieux, elle est aussi une plongée au risque de noyade. Alors que la culture est faite de distanciation, celle qui appelle la réflexion qui n’empêche pas le plaisir (esthétique), voire la jouissance. Allez, on en reviendra toujours à Bergotte, au précieux petit pan de mur.

Lucien Kayser
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