Une crise ne tombe jamais au bon moment. Mais l’actuelle crise financière mondiale et ses conséquences sur l’économie en général et le secteur financier en particulier tombe on ne peut plus mal pour la coalition CSV/LSAP au Luxembourg. Car le projet de loi n° 5900 « concernant le budget des recettes et des dépenses de l’État pour l’exercice 2009 » que le ministre du Trésor et du Budget Luc Frieden (CSV) déposera au parlement mercredi prochain, 1er octobre, devait être celui des cadeaux aux électeurs. Neuf mois avant les prochaines élections législatives, des réductions d’impôts aux particuliers et aux entreprises, l’adaptation des salaires des enseignants, l’introduction de chèques services, l’augmentation du salaire social minimum et des pensions au 1er janvier 2009, la transformation par étapes d’abattements fiscaux en crédits d’impôts, la reconversion de l’allocation chauffage pour les salaires modestes en une allocation d’inflation (de 1 980 euros) et autres gadgets devaient rappeler à l’électeur que ce gouvernement a fait un excellent travail.
Car, en fait, le budget de l’État se confectionne bien en amont de son dépôt. En mars déjà, le ministre du Budget envoie une circulaire de plusieurs dizaines de pages à tous les départements ministériels et aux établissements étatiques fixant la procédure, les codifications ainsi que la norme de la progression du budget pour l’année à venir. Cette norme est calculée sur la base des estimations de croissance aussi bien nationales qu’internationales. Pour 2009, elle était alors de quatre pour cent, comme déjà pour le budget de cette année 2008. Les ministères ont plusieurs mois pour y répondre et transmettre leurs besoins en investissements et en personnel à l’Inspection générale des finances (IGF).
Entre-temps, au mois de mai, le Premier ministre développe les priorités politiques du gouvernement pour ce budget dans sa déclaration sur l’État de la nation. Cette année, le 22 mai, il appelait déjà à la prudence, estimant que les conséquences de la crise financière des subprimes américaines n’étaient pas encore toutes passées et que « il n’y aura pas de place dans le budget pour l’année 2009 pour toutes sortes de cadeaux électoraux », constatant que les taxes liées à la place financière, comme la taxe d’abonnement, étaient tombées de plus de dix pour cent en début d’année par rapport à la même période de 2007, mais que par contre l’impôt sur le revenu était en progression, notamment grâce à l’expansion du marché du travail. Quatre mois plus tard, l’incertitude dans les projections concernant l’évolution des recettes n’a fait qu’augmenter. La Banque centrale vient déjà de revoir ses prévisions sur la croissance économique pour cette année 2008 à la baisse (d’Land, 12 septembre 2008), à 2,9 pour cent, le Statec ne publiera ses nouvelles projections qu’en octobre, mais tablait en juin à trois pour cent. Au niveau européen, cette croissance est de l’ordre de deux pour cent, alors que le gouvernement français ne parle même plus que d’un seul pour cent de croissance.
« Une des questions essentielles qui se posent dans les prochains mois est de savoir si la TVA et l’impôt sur le revenu arriveront à rattraper ce que l’on risque en pertes au niveau de la taxe d’abonnement et de l’impôt sur les collectivités, » se demande le président du parti socialiste Alex Bodry, qui préside également la commission de l’Économie de la Chambre des députés, qui a reçu mardi Yves Mersch, le président de la Banque centrale, pour un échange de vues sur l’état de la conjoncture luxembourgeoise. Au premier semestre de cette année, la taxe d’abonnement a déjà baissé de 52,1 millions d’euros et l’impôt sur les collectivités de 6,6 pour cent, alors que l’impôt sur le revenu a progressé de 11,5 pour cent. Devant les députés, Yves Mersch aurait affirmé que les provisions que les banques doivent prévoir pour les titres Lehman Brothers, qui vient de faire faillite, pourraient mener vers une diminution de vingt pour cent de leur revenu imposable. « Il n’y a pas encore de raison de paniquer, mais l’impact de la crise sur notre économie est indéniable, » affirme Alex Bodry. Qui voit des parallèles entre la situation de cette année et la crise du début de la décennie, en 2002, lorsque la croissance économique a chuté à deux pour cent et dont les retombées sur les finances publiques ne se sont faites sentir que deux ans plus tard, en 2004. De la part du gouvernement, le message est désormais clair : la situation est « difficile », il faut être prudent dans ce budget.
Toutefois, il faudra se souvenir que le budget pour 2007 avait été élaboré dans une ambiance similaire, que les restrictions décidées en comité tripartite l’ont même précédé, mais qu’au final, l’État aura enregistré un bénéfice de plus de 950 millions d’euros, soit 2,5 pour cent du PIB – bénéfice que le ministre du Budget attribuait surtout aux décisions de la Tripartite (modulations de l’index, désindexation de certaines prestations sociales...), qui auraient permis des économies de l’ordre de 400 millions d’euros.
L’annonce de cet excellent résultat de 2007 précédait la circulaire budgétaire pour 2009, l’euphorie semblait de retour, les premières ébauches du projet de budget en arrivaient donc à une progression des dépenses publiques de l’ordre de six pour cent. Ce chiffre est le résultat de discussions qui ont duré tout l’été : en premier lieu, celles dites « contradictoires » se mènant à l’IGF, département par département, soumettant chaque évolution budgétaire hors norme et chaque nouveau projet à une analyse approfondie. Durant ces discussions au niveau administratif se cristallisent les questions « à trancher » au niveau politique, que les ministres doivent venir défendre durant les entrevues bilatérales avec le ministre du Budget : Faut-il vraiment embaucher des enseignants ou des policiers supplémentaires ? Peut-on se permettre une augmentation extraordinaire de la dotation budgétaire d’un établissement public ? Comment justifier l’acquisition de matériel ou la location de nouveaux bureaux pour une administration ? Ces discussions-là se déroulent jusqu’au mois d’août.
Après les vacances d’été, au tout début du mois de septembre, le ministre du Budget entame alors les discussions bilatérales, communément appelées « confessionnal » – car chaque responsable doit alors défendre bec et ongles les projets qui lui semblent utiles et être prêt à faire des concessions sur d’autres plans. Durant un conclave commun, qui se tenait jeudi et vendredi derniers, le gouvernement essaie de se donner une ligne générale. Reste en gros une dizaine de jours avant le dépôt du projet – deux semaines plus tôt que l’année dernière – moins deux jours pour la production matérielle du document. Avant le lancement de l’impression, les ministres réunis doivent encore adopter le projet définitif, cela se fera dans les prochains jours.
Juste avant, les derniers ajustements se font à huis clos, essentiellement entre le Premier ministre et ministre des Finances Jean-Claude Juncker (CSV) et le ministre du Budget, fignolant les détails afin de pouvoir déposer un budget en équilibre tout en prévoyant des estimations réalistes des recettes. Or, qui dit baisse prévisible des recettes implique forcément une baisse des dépenses aussi. Car bien qu’il ne soit actuellement pas encore question de remanier entièrement le budget, il se pourrait par exemple que l’adaptation des impôts sur le revenu se limite à une simple adaptation du barème à l’inflation, de l’ordre de six pour cent et non au-delà, comme l’avait pourtant encore laissé entendre Jean-Claude Juncker début septembre. Tout comme la baisse des impôts pour les entreprises, qui devraient se situer aux alentours de 25,5 pour cent (contre 29,6 pour cent aujourd’hui) selon l’annonce du mois de mai, pourrait être davantage étirée dans le temps.
Or, ces mêmes entreprises, regroupées à la Chambre de commerce, regrettent déjà aujourd’hui un manque d’efficience des dépenses publiques, fustigeant avant tout le poids des salaires des fonctionnaires dans des domaines comme l’enseignement notamment. Dans une note de la série de publications Actualité et tendances (n°5) intitulée Maîtriser les dépenses publiques : quelles options pour le Luxembourg ? publiée lundi, la Chambre de commerce estime que l’État pourrait faire des économies de l’ordre de dix pour cent du PIB – soit 4,5 milliards d’euros ! – en essayant d’aligner input et output des administrations publiques. Sans préconiser des « coupes claires », elle recommande néanmoins une décélération des dépenses publiques et des réformes structurelles à moyen terme afin de rejoindre les normes internationales d’efficience. Ainsi, outre l’enseignement, les auteurs de la Chambre de commerce visent aussi les prestations familiales, composées surtout de prestations en espèces – comme le forfait et l’allocation d’éducation – au lieu d’investir en prestation en nature, comme les capacités d’accueil de jour pour enfants, qui encourageraient en plus les femmes à travailler.
Or, voilà même le cœur de l’établissement d’un budget d’État : loin d’être une manœuvre technocratique – en même temps que le budget 2009 sera déposé le projet de dépenses pluriannuel ainsi que le budget aux normes Sec95 dits critères de Maastricht –, il s’agit surtout d’un exercice de haute voltige politique, couplant promesses électorales et idéologie. Faire règner un petit vent de panique devrait permettre de faire patienter les syndicats, qui se cambrent déjà sur la question de la réintroduction du système d’indexation des salaires en 2009, après échéance des modulations décidées en 2006, et de dégager quand même des financements pour des cadeaux électoraux ciblés pour l’électorat des partis au gouvernement.