Interview avec le fiscaliste Roger Molitor sur les stock-options, le secret bancaire, l’indécence fiscale et l’hypocrisie politique

Fuites et débats

d'Lëtzebuerger Land du 22.01.2016

Né en 1953 et économiste de formation, Roger Molitor a fait carrière durant l’âge doré de la place financière. De 1983 à 2008, cet « orfèvre » du Schachtelprivileg (dixit André Elvinger) a travaillé comme fiscaliste chez KPMG, dont dix ans comme tax leader. En 2008, Molitor quitte KPMG. La même année, il entre (sur proposition du CSV) au Conseil d’État dont il démissionne le 31 décembre 2014. En 2016, il comptera parmi les premiers 88 signataires de l’appel « pour un débat libre, ouvert et constructif sur la finance offshore au Luxembourg » lancé par Tax Justice Lëtzebuerg.

d'Land : Qu’est-ce qui vous a motivé à signer l’appel de Tax Justice Lëtzebuerg ?

Roger Molitor : Le gouvernement prépare une réforme fiscale qui devrait, suivant les déclaration officielles, apporter plus de justice fiscale au Luxembourg. La justice fiscale est également débattue au niveau international, et l’affaire « Luxleaks » a obligé le Luxembourg à prendre position dans ce débat. Dans ce contexte, on a l’impression que deux camps s’observent sans vraiment se parler : d’un côté des acteurs de la place financière, allergiques aux critiques de la société civile, et de l’autre côté, des personnes du monde social qui, plutôt que d’analyser dans le détail les activités et les législations, sont enclines à juger tout un secteur avec une suspicion générale.

Pour le moment vous êtes le seul signataire provenant de la place financière.

Je n’exerce plus d’activité professionnelle, et, depuis 2008, je ne suis plus lié à un secteur économique. Je suis un des 88 premiers signataires d’un appel « pour un débat libre, ouvert et constructif » sur le secteur financier au Luxembourg. Je ne pense pas que je resterai le seul signataire à exercer ou à avoir exercé des activités dans le secteur financier. Tax Justice Luxembourg se construit, laissons les choses mûrir.

Mon impression est qu’il existe actuellement deux tendances sur la place financière : les « modérés », prêts à faire des concessions, et les « maximalistes » qui ne veulent rien céder. Ces « souverainistes » disent, en substance : Quoiqu’on fasse, les autres pays ne seront jamais contents.

À propos de l’affaire dite « Luxleaks », des membres du gouvernement ont déclaré que tout ce qui est permis n’est pas nécessairement légitime. On entend également des réflexions dans le même sens parmi des acteurs du secteur financier. Le fait est que, sur certains points, notre droit fiscal produit des effets jugés dommageables par nos voisins. Quand on est un petit pays obligé de composer avec de grands voisins et qu’on fait partie de l’Union Européenne, il est sage de soigner l’harmonie et de défendre ses intérêts sans créer trop de conflits. Prenons l’abandon du secret bancaire en matière fiscale ou l’abrogation du régime des sociétés holding 1929 : nous avons longtemps résisté, nous avons créé beaucoup d’irritations, puis nous avons fini par céder. Aurions-nous créé moins d’irritations si nous avions cédé un peu plus tôt ? Le débat restera ouvert. Le monde change : ou bien on s’adapte, ou bien on entre en conflit ; il n’y a pas d’autre solution. D’ailleurs, la place financière a bien survécu à ces changements !

Il est frappant que le secteur de l’optimisation fiscale au Luxembourg a pris son essor non pas malgré, mais grâce à l’intégration européenne.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la Suisse a joué un rôle pionnier pour attirer les entreprises multinationales américaines en Europe. Avec la création du marché commun, les Pays-Bas ont émergé comme terre d’accueil particulièrement attractive pour les investissements internationaux, et la Suisse est un peu passée au deuxième plan. Lorsque, en 1999, le rapport Primarolo a identifié les pratiques fiscales dommageables au niveau de l’Union Européenne, les rulings hollandais ont été vivement critiqués. En plus, le nouveau traité fiscal entre le Luxembourg et les États-Unis était, à ce moment-là, nettement plus attractif. En découvrant ces nouvelles possibilités, les conseillers fiscaux américains ont pris connaissance de notre existence. Les entreprises ont suivi et le Luxembourg a pu affirmer sa position sur le marché très concurrencé de l’optimisation fiscale. Aujourd’hui nous avons une forte visibilité, mais désormais nous sommes également dans l’œil du cyclone ! En somme, le Luxembourg a fini par profiter de la régulation d’un concurrent ? Notre succès est rarement dû à notre originalité. Nous n’avons pas été particulièrement innovateurs, et les pratiques fiscales du Luxembourg ne sont pas très différentes de celles d’autres États membres de l’UE. Nous avons régulièrement exploité ce que d’autres ont fait, et c’est ainsi que nous avons tiré notre épingle du jeu. Les petites différences font vivre. Et le Luxembourg vit bien avec ces activités : en 2014, les Soparfis ont payé 28 pour cent de l’impôt sur le revenu des collectivités, contre 22 pour cent pour les banques.

Vous avez fait votre carrière comme fiscaliste au sein d’une Big Four. La question de la légitimité de certaines structurations agressives fut-elle évoquée en interne ?

Les conseillers fiscaux proposent aux clients des solutions conformes à la loi luxembourgeoise. Ce faisant, ils s’imposent certaines limites touchant à la légitimité, pour reprendre le terme de votre question. Les conseillers fiscaux rendent également le client attentif aux risques et aux incertitudes de ses projets, mais la décision finale appartient évidemment au client. Précisément, pour confirmer son interprétation de la loi, et donc pour écarter les incertitudes, le conseiller fiscal aime bien demander au bureau d’imposition compétent de se prononcer sur les conséquences fiscales des transactions proposées dans le cadre d’un ruling. Et puis les autorités fiscales des autres pays concernés pouvaient toujours se documenter sur le traitement fiscal applicable au Luxembourg. Les comptes annuels des sociétés luxembourgeoises sont disponibles sur internet, dans le registre de commerce, et les charges fiscales y sont clairement renseignées. Les autorités étrangères connaissaient bien le droit fiscal luxembourgeois. Il y a beaucoup d’hypocrisie dans le débat actuel et il ne faut pas être naïf ! Les entreprises ont une responsabilité envers la société. La responsabilité sociale de l’entreprise engage-t-elle le contribuable à payer plus d’impôts que la loi n’oblige ? Le contribuable devrait-il renoncer à tirer avantage d’une loi lorsque celle-ci débouche sur une charge fiscale jugée trop favorable ? La tendance internationale va clairement dans cette direction. Reste à voir comment chiffrer la responsabilité sociale des entreprises en matière fiscale ...

En fait, les États européens facilitent donc l’usage de structures fiscales agressives pour renforcer la compétitivité de leurs entreprises.

Prenons l’exemple du Royaume-Uni : en 2012, le parlement britannique a voté une loi qui avait pour objectif déclaré de faciliter l’usage de structures de financement internationales par des groupes anglais. Cette loi les a clairement encouragés à créer des sociétés financières aux Pays-Bas, en Irlande, au Luxembourg, ou dans d’autres pays offrant un régime fiscal attractif. Trois ans plus tard, l’affaire « Luxleaks » a documenté l’avantage fiscal que certains groupes anglais ont tiré de ce cadre légal. À ce moment, le parlement britannique a blâmé à la fois les groupes anglais qui ont pris avantage de ces dispositions légales et les conseillers fiscaux qui ont facilité la création de ces structures au Luxembourg ou ailleurs. Dans de telles situations, je ne pense pas que le Luxembourg devrait rougir...

Le Luxembourg serait donc le pion des grandes puissances économiques ?

C’est un pion parmi d’autres sur un échiquier bien réglementé. Certains États ont mis en place des législations complexes visant à décourager le recours à des structures fiscales agressives, surtout dans le contexte international. D’autres États ne se dotent pas de législation anti-abus lorsque leurs contribuables mettent en place des sociétés bénéficiant d’un traitement fiscal favorable. Dans ce débat, chaque État devrait assumer sa part de responsabilité au même titre que les entreprises.

La fiscalité est également un outil de la politique économique et sociale. Au fil des années, le Luxembourg a créé de nombreuses niches fiscales au bénéfice de divers groupes de contribuables résidents. Ce système est-il encore lié à une finalité ou s’est-il autonomisé ?

Depuis deux ans, l’UE engage les États membres à établir une liste des « dépenses fiscales ». Ce terme désigne les réductions d’impôts quelle que soit leur forme : exonérations d’impôts, crédits d’investissements, abattements, déductions forfaitaires, taux d’imposition réduit, etc. Le Luxembourg a publié une liste timide de ses dépenses fiscales. D’autres États membres publient annuellement un inventaire de toutes leurs niches fiscales avec un chiffrage du coût budgétaire de chaque mesure. Il serait utile d’appliquer la même démarche au Luxembourg : notre code fiscal comporte de nombreuses niches fiscales, introduites dans le passé, sans que leur application n’ait fait l’objet d’évaluations périodiques. À tel point qu’il existe des régimes dont on ne sait plus très bien pourquoi ils furent introduits, ni quel est leur impact actuel, ni quel est leur coût budgétaire.

Il y a comme un trade-off assumé entre égalité devant l’impôt et exemptions par circulaires, entre constitutionnalité et compétitivité.

Les niches fiscales sont en principe créées par des lois, elles font l’objet de débats à la Chambre des députés, et dès lors la légalité de ces dispositions n’est guère contestable. Il existe cependant quelques exceptions, et elles sont souvent introduites par des circulaires administratives. Le régime fiscal des stock-options en est un bon exemple. D’après mes informations, le coût annuel de ce système des stock-options dépasse largement les cent millions d’euros par année, l’enjeu vaut donc bien un débat. Initialement conçues pour intéresser les salariés à la croissance de leur entreprise, les stock-options ont été transformées en outil de défiscalisation pure et simple par une circulaire administrative en 2012. Pour simplifier : si un salarié bénéficie d’une gratification importante en fin d’année, la deuxième moitié du revenu annuel (gratification comprise) peut être imposée non pas à quarante, mais à moins de dix pour cent. Le modèle tel que le Luxembourg l’applique vise les hauts revenus et les actions n’ont en général aucun lien avec l’entreprise, de sorte que le modèle peut convenir à toutes les entreprises employant des salariés hautement rémunérés. En 2013 et 2014, le mode d’emploi a été précisé par les réponses des ministres successifs à deux questions parlementaires. Le système est entretemps bien balisé. Depuis 2016, les entreprises sont obligées, en vertu d’une circulaire administrative datée du 28 décembre 2015, à notifier leurs plans à l’administration des contributions. Une question parlementaire du 18 décembre 2015 demande d’ailleurs si le ministre des Finances n’est pas d’avis qu’il faudrait réformer la circulaire « dans un souci d’égalité devant la loi ». Dans sa réponse, le ministre explique que la notification obligatoire des plans de stock-options permettra « d’amplifier le contrôle de l’octroi de stock-options dans le futur », sans toutefois se prononcer sur la question de fond soulevée par le député.

Faut-il abandonner le secret fiscal pour résidents ?

En matière d’impôt sur le revenu, le contribuable est obligé de déclarer certains revenus sur le capital tels les dividendes et les plus-values réalisées avec une durée de détention inférieure à six mois. À partir de 2018, l’Administration des contributions directes obtiendra des informations sur les dépôts bancaires des résidents du Luxembourg si ces dépôts sont gérés par une banque établie par exemple en Belgique, France, Allemagne ou même en Suisse. Mais le secret bancaire n’est pas remis en cause par rapport aux banques établies au Luxembourg. En clair : si j’ai des revenus de capitaux que je ne déclare pas, l’administration n’aura pas le droit de s’adresser à une banque au Luxembourg pour vérifier les revenus de mon compte bancaire.

Le secret bancaire continuera donc à protéger les résidents, y compris les fraudeurs fiscaux.

Les autorités politiques font appel à l’esprit civique des contribuables. Pourtant, je ne suis pas sûr que tous les Luxembourgeois déclarent tous leurs revenus de capitaux. La Chambre vient de voter une forme d’amnistie fiscale pour les résidents qui n’ont pas déclaré tous leurs revenus par le passé. On peut comprendre que le gouvernement propose une amnistie pour encourager les déclarations de revenus anticipant ainsi la généralisation de l’échange d’informations sur les revenus de capitaux. Mais on peut s’étonner qu’au Luxembourg le maintien du secret bancaire en matière fiscale en faveur des résidents n’ait pas été discuté lors des débats récents sur l’amnistie fiscale. En Suisse, un groupement de banques a lancé ce débat en 2015, et entretemps les principaux acteurs ont pris position. Personnellement, je regrette que le débat ne semble même pas avoir lieu au Luxembourg, alors qu’il soulève des questions fondamentales de justice fiscale.

Bernard Thomas
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