Le Luxembourg devra-t-il se soumettre à une cure de désintoxication fiscale ?

Mise à nu

d'Lëtzebuerger Land du 01.01.2016

Laffer et Cassandre C’est la radiographie la plus détaillée publiée sur la fiscalité luxembourgeoise depuis Luxleaks. Les administrations fiscales se sont mises à nu. En mars, elles ont livré un compendium au Conseil économique et social (CES), qui a passé une demi-année à l’éplucher. On y apprend qu’en 2011, 4 894 holdings ont bénéficié d’exonérations sur les dividendes (selon les critères de la directive mère-filiale) d’une hauteur cumulée de 141,6 milliards d’euros ; autant que le PIB de la Hongrie ou du Bangladesh. (Impossible de déterminer combien de cet argent a fini par être taxé dans le pays d’origine et combien, grâce à l’ingénierie fiscale, par profiter d’une double non-imposition.) Le compendium révèle aussi qu’en 2011, 262 firmes ont bénéficié de l’IP box pour des exonérations de 251 millions. Ou encore que 1 579 sociétés ont payé des tantièmes d’un montant cumulé de 82,3 millions d’euros. Ceci permet de se faire une idée de la masse des flux internationaux traversant la tuyauterie du « conduit country » Luxembourg.

Pour le budget national, le diagnostic qu’on tire des 200 pages est inquiétant : Le système fiscal est vulnérable, la dépendance à la place financière énorme. La Banque centrale du Luxembourg (BCL) estime qu’environ soixante pour cent des impôts sur les sociétés sont générés par les banques, les holdings et les fonds d’investissements. À ceci s’ajoute une forte concentration sur quelques acteurs : 0,02 pour cent (des 76 000 sociétés contribuables) paient 25 pour cent de l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC), dont le total est de 1,586 milliard d’euros. (La Spuerkeess compte ainsi parmi les plus grands contributeurs.) En 2014, rien qu’en IRC, le secteur financier et les Soparfis ont fourni 1,16 milliard de recettes fiscales. En comparaison, la catégorie « commerce, réparations d’automobile et de motocycles » a payé 135 millions d’euros, le secteur de la construction 68 millions.

Le graphique était inclus dans le compendium des administrations fiscales, il a disparu de l’avis du CES. Les données sur la répartition entre ménages et entreprises sont passées à la trappe. Si, en 2007, les ménages contribuaient 51,50 pour cent des recettes et les entreprises 48,50, huit ans plus tard, ce rapport est de soixante-quarante. Mais, comme l’a expliqué Pierre Gramegna à la Chambre des députés : « Derrière les entreprises se cachent des gens, c’est une évidence. » Puis, de s’embrouiller : « Derrière certaines entreprises se cachent encore d’autres entreprises. Et derrière celles-ci se cachent encore plus de holdings et d’autres choses, ainsi qu’à la fin on ne sait plus du tout qui est derrière… Soit, soit. »

Coincé entre pressions réglementaires, attaques médiatiques, impératifs budgétaires et revendications des multinationales, le modèle d’affaires commence à s’éroder. « Un géant aux pieds d’argile », c’est l’image choisie par le rapporteur du budget Henri Kox (Déi Gréng) pour décrire la « stratégie des niches de souveraineté et plus particulièrement de la fiscalité ». Kox fait le relevé des glissements tectoniques : la fin du secret bancaire, l’échange de rulings, les enquêtes de la Commission européenne, la perte de 700 millions d’euros de recettes fiscales du commerce électronique, le long déclin du tourisme à la pompe (actuellement plus d’un milliard d’euros de recettes). Sans oublier les petits tremblements, comme l’avenant à la convention fiscale franco-luxembourgeoise signé il y a trois mois et qui prévoit la fin des exonérations fiscales sur les participations aux biens immobiliers en France.

Alors que, traditionnellement, le gros des recettes fiscales provenait des banques, ce sont désormais les Soparfis et les fonds d’investissement dont dépend le Luxembourg. Depuis l’année dernière, les 45 000 holdings paient plus d’impôts que les 140 banques. Entre 2012 et 2014, les recettes fiscales provenant des banques ont chuté de 820 à 508 millions d’euros (en combinant l’IRC, l’IF et l’ICC). Parallèlement, les Soparfis passèrent de 486 à 715 millions d’euros. La contribution des fonds d’investissements, ce sont principalement les 789 millions d’euros en taxe d’abonnement. D’après la BCL, les recettes de cette taxe proviennent à 98,8 pour cent des fonds d’investissements. C’est une recette aussi instable qu’imprévisible, volatile au carré, car directement liée à l’évolution des marchés financiers. (Ce qui explique qu’elle est systématiquement surestimée en temps de crise et sous-estimée en temps de boom.) Selon une estimation de Deloitte, son taux effectif serait en moyenne de 0,0285 pour cent.

L’industrie des fonds a bénéficié d’une spectaculaire spirale de défiscalisation : En 2000, pour 7 771 euros d’actifs nets, elle se faisait taxer un euro ; en 2014, elle payait un euro pour 14 689 euros. Or, par le jeu d’échelle d’une vertigineuse hausse du nombre total des actifs, les recettes fiscales auront fini par passer de 469 à 770 millions d’euros. Les taux d’imposition ont baissé, les recettes fiscales ont augmenté ; Arthur Laffer, inventeur de la « Laffer curve », devrait être content. Or, le CES pousse un cri de Cassandre. La « Tabo », écrit-il, « pourrait être modifiée, supprimée ou remplacée », si jamais une taxe Tobin sur les transactions financières voyait le jour, car « les deux impôts risqueraient d’avoir une assiette largement identique. »

Funambules Certaines des exemptions, bonifications, déductions, exonérations, dérogations et réductions seront considérées tôt ou tard comme illégales. Le gouvernement luxembourgeois a opté pour une stratégie de contre-offensive : un abaissement du taux nominal pour contrer l’élargissement de l’assiette fiscale et les velléités d’harmonisation. Il vise un taux nominal décomplexé et promotionnel – dit « d’affichage » – aux alentours des quinze pour cent. Une thérapie de choc paradoxalement rendue politiquement envisageable par la secousse « Luxleaks ». Pierre Gramegna n’a de cesse de rappeler que le coût budgétaire de l’abaissement devra être neutre. Bref, pour que tout reste comme avant, il faut que tout change.

Lorsqu’il s’agit de comptabiliser les retombées fiscales des rulings, de prévoir les effets de Beps ou de la fin de l’IP box, la réponse que livrent les administrations fiscales tient en quatre mots : « difficile de mesurer l’impact ». Une formule qui apparaît à trois reprises sur une seule page de l’avis du CES. Personne n’est en mesure de prédire ce qui se passera lorsqu’on touchera à l’imposition des entreprises. La BCL considère ainsi le compendium comme « une étape nécessaire », mais « insuffisante » et réclame un « inventaire exhaustif ». Le CES « déplore » le manque de données sur les taux réels : un « réel handicap pour mener un travail de recherche et d’analyse poussé ».

À cette lacune on peut trouver plusieurs explications, comme la complexité de l’ingénierie fiscale, la faiblesse des administrations ou le dilettantisme politique. Tant que les recettes continuaient d’affluer, peu de politiciens sentaient l’urgence d’analyser en détail la cuisine fiscale et les systèmes informatiques des administrations n’ont pas été conçus pour effectuer des modélisations statistiques. En matière fiscale, l’opacité a été à la fois la cause et l’effet du formidable essor de la place financière. Les données étaient tellement sensibles que l’idée de les compiler et de les croiser devait apparaître comme un risque démesuré. Au sein de l’Administration des contributions directes, il n’existait ainsi pas de registre centralisé des rulings, alors que chaque Big Four gardait les siens sur un serveur plus ou moins bien protégé. (D’après le whistle-blower Antoine Deltour, ceux de PWC se trouvaient dans dossier partagé en réseau.) Or, alors que tout est à réinventer, l’ancienne force de l’opacité se mue en nouvelle faiblesse. Le gouvernement devra naviguer à vue, avec une marge de manœuvre minime.

Dans son avis sur le budget 2016, la BCL se demande comment, en l’absence de données précises, le gouvernement entend « calibrer » l’élargissement de la base et la réduction du taux pour que ces deux mesures se compensent mutuellement. Un exercice de funambule, « nécessairement entouré d’incertitude ». La BCL en appelle à une « approche prudente » intégrant « cette incertitude dans les projections par le biais d’estimations conservatrices ». Elle plaide pour une analyse rétrospective et prospective qui devrait « aussi s’avérer utile pour éviter le clientélisme dans la mise en place de la politique économique ».

Si le calcul s’avérait faux, une réforme risquerait d’ouvrir les affres du déficit budgétaire. La moindre inattention, la moindre faute de calcul sera payée cash. Une armada de surdoués de la fiscalité se tient prête à tirer profit de chaque lacune, aussi petite soit-elle. La voie de sortie esquissée par la BCL serait de procéder de manière « échelonnée », plutôt que par « changement unique et englobant, style ‘big bang’ ». Or, comme l’a constaté Pierre Gramegna le 17 décembre à la Chambre des députés, en matière de fiscalité, on assiste à « une accélération » et, comme n’a de cesse de le répéter le Premier ministre Xavier Bettel (DP), la réforme fiscale entrera en vigueur au 1er janvier 2017.

L’IP box est cité par la BCL en parfait exemple de comment ne pas procéder. « La mise en place à l’époque de l’article 50bis dans toutes ses largesses illustre […] qu’une réflexion ex ante dans une optique non pas de court terme soutenue par des revendications sectorielles, mais de moyen et long terme englobant une vue d’intérêt général devrait à l’avenir conditionner des mesures de ce type. » L’IP box avait permis des exonérations à hauteur de 80 pour cent sur les brevets, les marques et les noms de domaine et fut un des outils préférés des optimisateurs qui le poussèrent jusqu’à l’extrême. Au lieu d’attirer des firmes innovantes, la loi finit par défiscaliser des multinationales comme McDonald’s ou Koch Industries, ainsi qu’à attirer une ribambelle de patent trolls sans substance aucune. (Pour les heureux bénéficiaires, le régime de l’IP box prendra fin d’ici 2021, au plus tard.)

Scissionnistes Sur la fiscalité internationale, le consensus national entre partenaires sociaux – qui était aussi un consensus nationaliste – est rompu. Pour s’en apercevoir, il suffit de croiser les trois avis du CES de 1989, 2001 et 2015. En 1989, le CES conseillait d’aménager, « ensemble avec les milieux professionnels directement intéressés », de nouvelles niches fiscales pour tirer pleinement profit de l’achèvement du marché intérieur européen sous le signe du néolibéralisme. Un des « piliers » sur lesquels ce nouveau secteur économique devrait reposer, écrivait le CES, serait le « tax ruling ». Dans son avis annuel de 2000, les syndicats approuvèrent sans fléchir une diminution du taux d’affichage de 37,45 à 30,38 pour cent (il avait été de 40,62 en 1990), un abaissement qui « n’a rien d’excessif ». Le CES félicita le gouvernement d’avoir positionné le Grand-Duché en tête du peloton du dumping fiscal européen : « La politique fiscale […] a permis de consolider, voire de renforcer la compétitivité de l’économie luxembourgeoise tandis que d’autres États, notamment de l’Union Européenne, ne viennent que tout récemment ou sont sur le point de s’engager dans la même voie. »

Quinze ans plus tard, la Tripartite est cliniquement morte et personne ne songe plus à demander au CES son assentiment. Les partenaires sociaux étaient priés de s’en tenir au fact checking, sans jugement ni interprétation. Brièvement, sur les pages 53 et 54, les dissensions entre fonctionnaires syndicaux et patronaux apparaissent. L’OGBL, depuis le tournant européaniste opéré par son ex-président Jean-Claude Reding, a adopté une vue plus internationaliste, moins « pragmatique » aussi. Le groupe salarial fustige la concurrence fiscale intra-européenne comme « stérile » et recommande au gouvernement « de défendre l’instauration d’un cadre fiscal européen et international qui […] vise à endiguer toute nouvelle forme de dumping fiscal intra-européen ». Les anciens supporteurs du dumping semblent las de « la course sans fin au taux le plus attractif ».

Syndrome de Stockholm Ce 17 décembre à la Chambre des députés, le débat fiscal fut dominé par des avocats d’affaires : Guy Arendt et Joëlle Elvinger pour le DP, Laurent Mosar pour le CSV, Franz Fayot pour le LSAP, et Roy Reding pour l’ADR (qui à la tribune parlait de « nos clients »). L’ex-diplomate Pierre Gramegna (DP) fit un discours détonnant par sa candeur. Évoquant les produits hybrides, permettant d’éluder quasi-intégralement l’impôt, le ministre des Finances déclarait : « Je dois vous dire qu’ils étaient très populaires au Luxembourg. Pourquoi l’impôt sur la fortune n’a-t-il jamais gêné une personne qui est riche ? Mais vous le savez comme moi… Et bien, parce que grâce aux hybrides, on pouvait l’éviter. »

Mais, justement, à partir du 1er janvier 2016, les hybrides seront interdits par la nouvelle directive mère-filiale. Et, dès septembre, la Commission européenne a menacé de déclarer illégal l’impôt minimum sur le revenu des collectivités (IRC). La quadrature du cercle. « 130 millions, c’est ce qu’il a fait rentrer ; nous en avons besoin », s’exclamait le ministre. Il fallait donc le reporter sur l’impôt sur la fortune, « un mauvais impôt que je n’aime pas du tout ». « Et qu’est-ce qui est arrivé ? Et bien, de nombreuses entreprises sont venues chez moi… ou, plutôt, je les ai rencontrées. Et elles m’ont dit : ‘Dat do geet net matt deem impôt sur la fortune.’ »

Puis d’évoquer sa mise sous pression par les multinationales : « Elles nous ont dit : ‘Nous n’allons pas payer l’impôt sur la fortune sur tout le montant. Nous retirerons la substance.’ Sou einfach ass dat. Ces sociétés-là, elles s’organiseront autrement. Elles bougeront leur headquarter. Elles élaboreront une nouvelle structure, qui sera prête dans les six mois. An dann kréien mir iwwerhaapt näischt méi. » Le ministre fléchit sous la pression et accorda un taux de 0,5 pour mille (au lieu de cinq pour mille) aux entreprises dont la fortune imposable est supérieure à un demi-milliard d’euros. Une « bonne demi-douzaine » de firmes seraient concernées, estimait Pierre Gramegna, sans dire lesquelles, secret fiscal oblige. (Franz Fayot, lui, évoqua « des entreprises qui, en partie je pense, siègent à Clausen, et où travaillent beaucoup de gens et qui ont des activités réelles ici ».)

Ce 17 décembre, le gouvernement fit en outre voter un incitant pour HNWI d’élire leur résidence fiscale au Grand-Duché (en contrepartie, le Luxembourg renonce à imposer la partie de la plus-value de cession accumulée dans l’État de sortie) et une bonification pour le pavillon maritime, fleur la plus artificielle de la place financière. Mais ce qui conférait une touche pathétique à l’intervention du ministre, c’étaient ses déclarations d’amour désespérées. Comme un syndrome de Stockholm : « An ech hunn se nach ëmmer gären, d’Betriber. »

Bernard Thomas
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