Double voyage

d'Lëtzebuerger Land du 12.07.2024

Le Festival de cinéma de La Rochelle est, après celui de Cannes, la première grande manifestation française où exploitants, distributeurs, critiques, cinéastes et cinéphiles se retrouvent pour y faire leurs courses pour l’année. Rivé au port autrefois négrier de la ville charentaise, le Fema comme on le surnomme, se distingue dans le paysage culturel par son refus de toute compétition. Ce qui a un double avantage : cela lui permet d’éviter une programmation où règne la répétition des films primés, la plupart des festivals « compétitifs » choisissant leurs films en grande partie sur la base de prix obtenus dans d’autres manifestations. En outre, l’absence de compétition évacue toute approche mondaine et glamour, avec les cérémonies qui n’en finissent pas, et dont le seul intérêt, semble-t-il, consiste à favoriser la digestion des spectateurs après un dîner arrosé. Ici, la découverte, le plaisir cinéphilique, la rencontre entre les professionnels et le public remplacent le bling-bling des défilés de mode sponsorisés par des marques de luxe. Ce qui n’empêche nullement des actrices telles que Aurore Clément, Yolande Moreau, Françoise Fabian ou Isabelle Huppert, de s’y rendre pour assurer une lecture ou présenter des films dont elles sont les interprètes principales.

Au programme de cette semaine dense qui vient de se terminer et de ses 200 films sélectionnés : des rétrospectives (Marcel Pagnol, Michael Haneke, Chantal Akerman), des hommages (Natalie Wood, Françoise Fabian), des rééditions du patrimoine et des séances en avant-première. Au milieu de ce foisonnement cinématographique, le Grand-Duché s’est distingué par la qualité de trois coproductions. Déjà vu au Festival de Cannes et acclamé par la critique, le premier long-métrage de fiction de l’Indienne Payal Kapadia, All We Imagine as Light (les Films Fauves), était très attendu : Il a fallu patienter plus d’une heure pour espérer assister à son avant-première en salle. Le deuxième film, Slocum et moi (2024), produit par Mélusine productions, est l’œuvre d’un maître de l’animation, Jean-François Laguionie, auréolé d’une Palme d’or en 1979 pour son court-métrage La Traversée de l’Atlantique à la rame. Il a aussi été présenté à Cannes et était en compétition officielle au festival du film d’animation d’Annecy. La troisième coproduction luxembourgeoise découverte à la Rochelle est également un film d’animation, Angelo dans la forêt mystérieuse (2024, Zeilt Productions) de Vincent Paronnaud et Alexis Ducord.

Auteur en 1965 d’un premier film réalisé en papiers découpés (La Demoiselle et le Violoncelliste), Jean-François Laguionie a fait ses débuts sous le patronage de Paul Grimault, auteur du Roi et l’Oiseau (1980) avec Jacques Prévert. Ce n’est pas rien. L’animateur était vendredi dernier à la Rochelle pour présenter son long-métrage d’animation Slocum et moi, dont la sortie est prévue en janvier 2025. Devant une salle pleine à craquer, composée du jeune public et d’adultes férus d’animation, Jean-François Laguionie était accompagné de sa scénariste attitrée, Anik Le Ray. Avec émotion, le réalisateur s’est empressé de dire que tout ce que contenait son film était basé sur des faits réels, en l’occurrence des souvenirs datant du début des années 1950. Il a aussitôt précisé qu’en ce lendemain de Seconde Guerre mondiale, l’adolescent qu’il était ne comprenait pas grand-chose à son époque… et que cela n’avait d’ailleurs pas changé aujourd’hui, en plein second tour des élections législatives françaises où pesait alors la menace de l’extrême-droite. Âgé de plus de 80 ans, Laguionie réalise ici son film le plus autobiographique.

Ce sera vraisemblablement son dernier, selon ses propres dires. Non qu’il n’ait plus envie de poursuivre son travail. Mais le processus de réalisation est aujourd’hui trop éprouvant par sa durée – ce sont de « grosses machines », déplore celui qui souhaite faire des films « plus facilement ». Laguionie a détaillé les étapes par lesquelles il est passé avant même de rechercher des financements, du dessin des personnages à la fabrique d’une maquette avec une musique provisoire et des tableaux fixes pour donner un aperçu général du film aux producteurs. Soit le travail de plus d’une année, non rémunéré. La production de Slocum et moi s’est étendue sur sept années, avec des recherches de financement pour compléter l’apport initial du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et de la région Bretagne. Le soutien du Film Fund via Mélusine productions est venu à point nommé pour en parachever la réalisation. Reconnaissant, Laguionie n’a pas manqué de valoriser le professionnalisme de l’équipe conduite par Stéphan Roelants : « Pour des raisons pratiques, la plupart des longs-métrages se font aujourd’hui en 3D. Mais moi, qui viens de la 2D, je m’arrange toujours pour que la 3D disparaisse au profit d’un effet 2D. Tous les décors sont peints non pas à la main, mais à la souris sur un écran. Les personnes que j’ai rencontrées au Luxembourg sont des peintres décorateurs formidables : ils arrivent à vous donner l’impression que le film a été peint sur papier. Dans Louise en hiver (2016), j’avais poussé le réalisme en remettant sur l’image un grain qui donnait l’impression des couleurs à l’aquarelle. Et comme je fais des films plutôt intimistes, je n’ai pas besoin de faire de la 3D qui bascule dans tous les sens ». Ses collaborateurs luxembourgeois, Laguionie les considère aujourd’hui comme ses « amis ».

Son étrange titre fait référence à Joshua Slocum, premier marin à avoir fait en solitaire un tour du monde à la voile en trois ans et deux mois (avril 1895-juin 1898). Son aventure, consignée dans un récit publié en 1900 (Sailing Around the World), a fait l’objet d’une traduction française (Seul autour du monde à la voile, 2010, éd. La Découvrance). Ce sont en fait deux récits, deux projets maritimes qui s’entrecroisent dans Slocum et moi : d’un côté le voyage, réel et mobile, de Joshua Scolum, et de l’autre celui, immobile et purement imaginaire, des parents de François, adolescent et alter ego du cinéaste. Ses parents, véritables protagonistes de ce film, se lancent bel et bien dans la construction à l’identique de l’embarcation de l’illustre marin. Mais le voilier ne sortira jamais du périmètre de leur jardin, quand bien même ils aménagent son intérieur et y vivent parfois. Ils finissent par le vendre… pour en reconstruire un autre peu après, plus petit. La construction du bateau sert à mettre en abîme la réalisation du film, Laguionie passant lui-aussi d’un projet à un autre depuis des lustres, certains ayant vu le jour, d’autres non.

Né en 1939 à Besançon, l’animateur restitue parfaitement l’atmosphère pesante et suspicieuse qui règne au sein de la population française au lendemain de la guerre, dans une petite ville de la Marne : son père, taiseux, lisant le journal L’Aurore, la clope au bec des ouvriers, le bistrot où ces derniers se retrouvent pour jouer au billard, les parties de pêche... Il se confie aussi sur son histoire personnelle, ses tourments d’ado ne trouvant pas sa place entre ses deux parents très amoureux. Il nous confie aussi, avec sincérité, avoir découvert être le fils d’un autre qui l’aura par la suite abandonné. Faire un film, c’est parfois se réconcilier avec soi-même, avec son passé.

Loïc Millot
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