Le skate board entre aux Jeux Olympiques. L’occasion de parler avec Dan Luciani, pionnier du genre au Luxembourg

« Le skate est une activité presque sacrale »

Photo: Nicolas Bouvy
d'Lëtzebuerger Land du 12.07.2024

Enfant des années 1970, Dan Luciani a vécu la première grosse vague du skate en Europe, celle qui succèdait aux pionniers des années 60 qui ont sauvagement essuyé les plâtres. Sur sa petite banana board, il entre inconsciemment dans un monde qui va bientôt le happer. À la fin des années 1980, il a quinze ans et le skate le branche de plus en plus. Il feuillette des Thrasher, mate des vidéos des labels Santa Cruz ou Powell, et se sent de plus en plus connecté à cette activité qu’il trouve à la fois ludique et folle. En voyant des photos de types poser des backside dans un énorme half-pipe, il se procure sa première planche pro, une Powell Vallely, et se met à vraiment skater.

Bien des années plus tard, en octobre 2016, il signe l’article Le flow du skateboard dans le magazine Forum. Il y livre une analyse sociologique du skateboard, fichtrement intéressante. Le sujet est suffisamment rarement traité pour en remettre une couche, le décortiquer un peu et le mettre en perspective avec les problématiques actuelles. Il est intéressant de s’adresser aux personnes moins averties, voire aux réfractaires au skate, ou ceux qui le voient sous un mauvais augure. Il s’agit d’offrir un dialogue éclairant sur une pratique qui s’installe aux Jeux Olympiques faisant partie des quatre sports additionnels de Paris 2024. Alors, qui de mieux que ce prof, formé en sociologie et en anthropologie et surtout skateur actif, pour tenter un semblant de définition à ce qu’est le skate moderne.

D’Land : Vous expliquez dans votre article de 2016 que « l’avènement du skateboard est un phénomène assez typique de la société moderne : il s’agit d’une pratique hautement individualisée, qui met en scène le soi au lieu de la collectivité… ». Pourtant, on parle bien d’une communauté, rare sont les skateurs qui pratiquent seuls. Pourriez-vous nous parler de ce paradoxe entre l’individuel et le collectif dans le skate ?

Dan Luciani : C’est effectivement un paradoxe. Il s’agit de deux niveaux différents. Je parle d’une pratique hautement individualisée parce que je la compare aux sports « classiques », où le pratiquant est enchâssé dans une structure, suit un chemin qui a déjà été prédestiné, et où l’aspect compétitif est souvent décisif. Dans le foot par exemple, l’individu se fond dans le collectif : outre certains joueurs d’exception, ils sont onze sur le terrain. Alors que le skateur pratique individuellement, il se pose lui-même ses objectifs, il peut décider de ne pas en avoir, il roule quand il veut et où il veut, ne suit pas d’entraînement. Par ailleurs, l’être humain est un être social, il forme aussi une collectivité. Mais même si on roule à deux ou à dix et qu’on se motive mutuellement, il y a quand même ce « moi » qui décide. Dans le skate, l’individu prime, même si être dans un groupe de skateur demande une certaine détermination. On ne fait pas partie de cette communauté sans se donner à cent pour cent, sans y laisser une certaine part de soi-même. Il ne suffit pas de venir à une session, de porter sa planche sous le bras, il faut se vouer vraiment à l’activité, avec les autres.

Qui ont été les pionniers du skate au Luxembourg ?

Le skate au Luxembourg a débuté en 1976 ou 1977. Avant que je m’y mette, il y avait une petite bande de skateurs qui roulaient ensemble, qui avaient leurs spots. J’ai documenté cela dans une exposition sur le skate que j’ai présentée en 2005 à la Kulturfabrik. J’ai commencé le skate vers 1988-89, une période où il se développait fortement en Californie et en Angleterre. Les premiers skateurs professionnels apparaissaient. Il y avait quelques skateparks en France et en Allemagne. Au Luxembourg, j’avais le sentiment qu’on était en retard et que personne ne connaissait cette pratique à part une poignée de jeunes skateurs. On nous regardait un peu de travers. Ce n’était pas considéré comme « sérieux ». Pourtant la scène qui m’a inspirée vivait déjà à fond le truc, et certains avaient un bon niveau : Frank, Gilles, Patrick, Sloggy, Ronnie, les frère Usel, Speedy, tous ces types avec qui j’ai fait mes débuts. Il y avait un acharnement, une motivation, des passionnés. Il y avait cette ambiance à l’époque, mais pas de skateparks. On roulait sur le parvis de la cathédrale à Luxembourg-ville, même si c’était interdit. C’était vraiment LE spot où on se retrouvait surtout les weekends. À l’époque, je ne savais pas que c’était illégal et quand quelqu’un criait « les flics ! », je suivais les autres en courant. C’était assez marginal en fait. Ce n’est qu’en 1993 que le premier skatepark a été à Luxembourg. Aujourd’hui, il ne mériterait même pas ce nom-là. Ensuite la plupart de ceux de la génération des années 80 ont arrêté le skate. Vers 1992-94, une nouvelle génération est arrivée, celle des « Big pants – small wheels », celle des vidéos de « Plan B ».

Vous expliquez que le skate pousse à la construction de l’identité de l’individu : « être skateur est plus que juste rouler sur une planche : on y dédie sa vie ». Comment percevez-vous la nouvelle génération de skateurs ?

Les années 80 m’ont toujours le plus inspirées, du côté du style, comme de l’ambiance. Ça a été une période vraiment formatrice pour moi. Je pense que cette génération-là était assez ouverte et non compétitive. Dans les années 90, ça a changé. On ressentait une certaine pression. Il fallait être capable d’effectuer tel ou tel tricks, alors, j’ai commencé à me retirer sur les mini-ramp, les bowls, les pools. Il y a eu une évolution plus street et très technique. Et puis, dans les années 2000, il y a eu un renouveau du skate, avec un nouvel intérêt pour les pools, et le skate en vertical. Depuis les années 2010, c’est qu’il y a une polyvalence. Beaucoup de jeunes sont excellents dans tout. Il y a des pros qui font des compétitions half-pipe, mega ramp, ou des street part et ont un sacré niveau dans toutes ces disciplines. Ça me réjouit vraiment.

Vous parlez du skateur, « des poseurs », des passants… Quel regard porte la communauté skate sur les femmes, les « skateuses » ?

On ne peut pas comparer le Luxembourg à la France, la Belgique ou l’Allemagne. Ici, les effectifs sont très réduits, et bien sûr que les femmes étaient sous-représentées à mon époque. Je me rappelle avoir vu une seule fois une femme rouler avec les autres à Luxembourg-Ville. D’abord ça m’a surpris, mais je me suis vite dit qu’il n’y avait pas de différence à faire. Ce n’est que plus tard que j’ai vu dans certains magazines, des articles sur la tolérance envers les filles dans le skate. À la même époque j’ai commencé à m’intéresser à la musique alternative, au punk rock, qui prône des valeurs antiracistes et égalitaires. Pour moi c’était assez clair qu’il n’y avait pas de raison de ne pas accepter les filles et que cette question était superflue. Je me rappelle qu’il y avait des filles au skatepark qui ne roulaient pas, qui venaient pour « chiller » avec les skateurs. Elles étaient qualifiées de « bettys ». Aujourd’hui, certains événements sont dédiés aux filles. Par exemple, le skatepark de Schifflange organise le Girls Skate chaque année. Je me demande si c’est vraiment nécessaire. Pour moi, l’intégration des filles dans le skate devrait être normalisée, automatique. Ça ne devrait pas nécessiter une attention particulière, je trouve ça presque triste qu’un tel événement soit nécessaire. J’ai vu pas mal de skateuses lors de mes passages à la « Vert Attack » à Malmö en Suède, qui attirait toujours les meilleures des vert riders, tous âges et genres confondus : Allysha Le, Nicole Hause, Julz Lynn, Brighton Zeuner, qui n’avait que onze ans mais qui y allait déjà à fond, et surtout Lizzie Armanto, qui roule pour Birdhouse.

Avec l’émancipation de la discipline via Internet et les réseaux sociaux, on a l’impression que l’esprit de la culture skate est biaisé, que le skate devient mainstream. Est-ce que le skate est toujours une « subculture » quand on voit les fringues skate se porter partout, collaborer avec l’industrie du luxe, s’afficher dans le rap, le cinéma et dans toute la pop culture moderne ?

On dirait que les skateurs ont peur de voir ces marques « souiller » le skate, comme s’il s’agissait d’une religion. Le skate est une activité presque sacrale, et les skateurs sauront toujours se la réapproprier. Peut-être que c’est bien de voir des marques de luxe s’approprier le skate, parce que cela va donner lieu à des contre-mouvements. Mais je me demande surtout ce qui va changer par rapport aux Jeux Olympiques. Va-t-on percevoir le skate comme juste un sport, régi par des entraînements, des codes et des règlements ? On constate cette évolution dans le surf. J’ai récemment vu un documentaire sur une génération de surfeurs qui sont intégrés dans une logique étatique de recrutement et de compétition pour représenter la Chine aux J.O. On ne peut pas dire que le skate est vraiment une subculture à tel moment et mainstream à un autre, on ne peut pas simplifier à ce niveau-là. Il ne faut pas oublier que dès les années 1970, le skate était déjà une affaire big-business en Europe. Il suffit de voir son apogée à la fin des années 70, avant de tomber dans l’oubli entre 80-82. Le skate était vraiment à terre. Le domaine était largement abandonné par les grandes marques. La naissance du magazine Thrasher était vraiment destiné aux « curés » du skate. Puis, dans les années 87-88, le skate était à nouveau à la mode, un business à plusieurs millions et les skateurs se posaient déjà ces questions à cette époque. Et ils se les posent à nouveau aujourd’hui. Il y a toujours eu un côté big-business, l’appropriation d’une partie du gâteau, mais ça passe… Et il y aura toujours des skateurs qui tenteront de rester aux racines, si j’ose dire.

Vous parlez d’une forme d’expression personnelle et artistique, dans le sens où le skateur redéfinit l’environnement urbain autour de lui. Le skateur est aussi un performeur, un designer, alors ?

En partant de la question « c›est quoi le skate ? », je me suis rendu compte qu’on l’associe à une activité sportive, mais que c’est plus que cela. C’est quelque chose qui rassemble les gens, une activité sociale malgré ce côté individualiste. Ensuite, je me suis penché sur le côté esthétique et j’ai constaté que le style importe vraiment. Mais il n’est pourtant pas évalué comme dans d’autres sports comme le patinage où il y a une note artistique. Il y a une certaine appréciation du skateur, de son style personnel, une esthétique qui vient de la position du corps, des mouvements, mais ce sont des facteurs qui sont d’évalués d’une manière ambigüe. Il n’y a pas de critères fixes. Je pense que cela fait partie d’un aspect « artistique » en quelque sorte. On pourrait comparer ça à la danse, même si les skateurs ne vont pas apprécier, mais c’est tout comme dans le sens où on effectue des figures. C’est intéressant d’ailleurs de dire un « trick ». Le côté technique est davantage représenté par ce terme quand le côté esthétique est représenté par le terme de « figure ». La figure fait référence plutôt à des mouvements corporels qu’on retrouve aussi dans d’autres activités sportives où l’esthétique joue un rôle. Il ne suffit pas de réussir un trick, il faut aussi le faire d’une belle façon. Cet engagement pour le beau est du ressort de l’esthétique, et de l’art, je pense.

Quels sont les spots où rident les skateurs luxembourgeois de nos jours ?

Le plus connu est celui de la Philharmonie au Luxembourg. Il y a une architecture très urbaine qui se prête plus au street, ça me parle un peu moins parce que je n’ai jamais été très bon là-dedans. Dans les années 80 c’était surtout le parvis de la cathédrale. Il y a aussi le spot de l’école européenne et le campus Geesseknäppchen. Personnellement, je me suis retiré dans le terrain vertical à partir des années 90. Un spot que j’aimerais mentionner, c’est un « full pipe » au sud de Luxembourg, qui a été découvert par des skateurs des années 80. C’est un tunnel qui a une forme ovoïde.

Pratique longtemps considérée comme infantile, masculine, et immature, les temps changent. Maintenant, les premières générations de skateurs « vieillissantes », côtoient une nouvelle génération de jeunes, aux destins et aspirations très différents. Le skate a une force qu’aucune autre pratique n’a, celle de « l’intergénérationalité ». Alors, de votre point de vue, quels sont les enjeux du skate moderne ?

Cette question me fait penser à quelqu’un qui serait en mesure de juger, ou qui jetterait un œil dans sa boule de cristal pour prédire l’avenir. Je ne pense pas qu’il y ait vraiment à se poser cette question. Le skate se porte très bien, même s’il peut y avoir des évolutions problématiques, mais les skateurs ont toujours réussi à diriger le skate dans la bonne direction. Je pense que le skate, reste toujours le skate. Quand je roule, je ne vais pas mettre tout ça en perspective, penser aux enjeux, aux Jeux Olympiques, ou au business. Si je fais du skate c’est parce que j’aime faire ça, que ce soit seul, avec des amis en petite session. Je ne pense pas être en position pour émettre un tel jugement. Le skate est la somme de ce que les skateurs vont en en faire. Je leur fais confiance. Et il peut y avoir autant de Louis Vuitton qui tenteront de s’approprier le skate, ça ne prendra jamais. p

Godefroy Gordet
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