Culture et Éco-responsabilité (6)

Vers une écologie curatoriale

Béatrice Josse est  aujourd’hui professeure à la Haute école des arts du Rhin
Photo: Arno Paul
d'Lëtzebuerger Land du 25.08.2023

Formée en droit et en histoire de l’art, Béatrice Josse a créé de bout en bout le Frac Lorraine, établissement d’art contemporain dont elle a assuré la direction pendant plus de vingt ans (1993-2016). À ses débuts, la jeune femme ne disposait ni d’une équipe permanente, ni d’un lieu où exposer durablement les œuvres acquises dans le cadre de la constitution de cette collection publique. Mais l’imagination et l’ingéniosité ont fait des miracles. La première idée, fort originale à l’époque, était de collectionner des œuvres immatérielles, des performances et des protocoles ré-activables à l’infini. Béatrice Josse décide ensuite de donner une orientation résolument féministe à sa programmation artistique, un héritage aujourd’hui indissociable de l’identité du Frac Lorraine. Pendant dix ans, Béatrice Josse parvient à faire vivre ce fonds singulier de façon itinérante. Par exemple, en 1996 elle s’associe avec le Casino Luxembourg, dirigé alors par Enrico Lunghi, pour mener un projet avec l’artiste Nicolas Floc’h dans l’espace public. Aucune mention du mot « art » ne figure alors au sein de cette action urbaine, qui consiste à faire pousser des choux pour en faire, à terme, une grande potée pour le public. L’enjeu est manifestement éco-politique : il s’agit de réintroduire des espaces comestibles au sein de la cité, les rendre accessibles à tous, et par la même occasion d’interroger ce qui relève du goût des citoyens et du goût des édiles…

Dans un même registre para-artistique, un jardin voit le jour en 2007 au sein du Frac Lorraine, finalement installé dans sa tour médiévale rue des Trinitaires à Metz. Le collectif berlinois Le Balto est invité à mettre en œuvre le chantier et à engager une sensibilisation à l’environnement auprès de l’équipe (et du public, qui peut y pénétrer au détour d’une visite). Puis avec Liliana Motta, artiste associée, éclot un « Jardin des mauvaises herbes », prétexte, là encore, à une interprétation politique : Les mauvaises herbes étant, selon elle, « une terminologie inadéquate pour désigner des herbes non désirées. Il n’y a pas de mauvaises herbes, comme il n’y a pas de mauvaises personnes ». En 2009, le directrice privilégie une approche poétique de l’écologie à travers l’exposition Esthétique des pôles. Le testament des glaces, qui fit connaître le travail du vidéaste hollandais Guido van der Werve. Il se filme marchant sur une mer gelée, suivi d’un énorme brise-glace. On l’aura compris : c’est à travers ses propositions artistiques que se traduit initialement l’engagement de Béatrice Josse.

Après cette longue expérience fondatrice au Frac Lorraine, elle rejoint en 2016 le Magasin des Horizons de Grenoble, ville pionnière en matière d’inclusion et d’écologie. Sa candidature est choisie pour le projet, qualifié de « permaculturel », qu’elle souhaite pleinement ancrer dans l’environnement de Grenoble : interventions en montagne sur le problème de la fonte des neiges, rencontres entre artistes et penseurs dans des villages alpestres. Sur place, la nouvelle directrice déchante rapidement en découvrant un bâtiment vétuste, « sans chauffage et laissé à l’abandon », initialement conçu pour une existence éphémère... Comme « les écolos se demandent comment vivre à partir des vestiges du capitalisme », Béatrice Josse souhaite, symétriquement, « bâtir quelque chose à partir des ruines, de l’existant, et interroger collectivement les modes de gouvernance, la programmation, la scénographie. Un projet que l’on croyait très en phase avec la politique écolo menée par le maire Éric Piolle », confie-t-elle. Mais très tôt elle se heurte à des logiques contradictoires : « On s’est retrouvés pris dans une pression politique entre la ville d’un côté, et la région et l’État de l’autre, qui font globalement la guerre aux écolos, et nous avons endossé le rôle de punching-ball… », se désole-t-elle. Privée d’une partie importante des subventions, Béatrice Josse doit revoir à la baisse sa copie écolo-féministe, peu au goût de la région et de son président Laurent Wauquiez... Alors qu’elle devait présenter en 2019 un nouveau projet au conseil d’administration, Béatrice Josse claque la porte. Pour ne plus jamais y remettre les pieds.

Après deux années de confinement, Béatrice Josse vit désormais retirée à la campagne, non loin de Genève. Invitée à Esch-sur-Alzette lors du workshop sur l’écoresponsabilité, la théoricienne et curatrice a évoqué les interventions des activistes visant des chefs d’œuvre des musées internationaux. « Ce que nous disent ces actions, c’est qu’il n’est plus possible de se contenter de contempler la nature peinte ou feinte. Les humains doivent aujourd’hui considérer la nature dans sa réalité catastrophique et non seulement contemplative. Par ailleurs, s’en prendre aux musées a un effet bien plus considérable que s’en prendre aux jets privés. Deux militants sans budget peuvent ainsi se faire entendre avec des millions de vues et susciter des milliers d’articles et de réactions diverses. Autre remarque, ces actions s’adressent à un public éduqué, celui qui fréquente les lieux culturels, ceux-là même qui pourraient être des électeurs des partis écologistes. Ceux et celles qui sont parfois en contradiction avec leur vote dans leur mode de vie, de consommation, de loisirs, de voyages. » Dans son discours, elle se réfère aussi au Petit traité de permaculture institutionnelle écrit par Guillaume Désanges, l’actuel président du Palais de Tokyo. C’est d’ailleurs au sein de cet institut parisien qu’elle organisera, le 16 septembre prochain, une série de tables-rondes sur les possibilités socialement inclusives du secteur culturel. Elle invite parallèlement des conservateurs à envisager ce qu’elle définit comme une « écologie curatoriale », c’est-à-dire à changer les habitudes de travail, notamment en valorisant autrement les collections dont disposent les musées au lieu de recourir à des pièces lointaines acheminées par avion. Du circuit court appliqué au secteur culturel, autrement dit.

Gardant un pied en Grande Région, Béatrice Josse conduit un programme ambitieux commandité par la Scène nationale de Bar-le-Duc, ironiquement intitulé Un avenir +/- radieux, où se mêlent savoirs, spectacles vivants et participation de la population. Soit l’occasion de structurer une résistance citoyenne, artistique et anthropologique face à l’enfouissement des déchets nucléaires dans le village de Bure, un projet gouvernemental qui s’étend sur quelques centaines de milliers d’années… Mais c’est surtout dans l’enseignement supérieur que la curatrice militante estime trouver un levier important de changement. Responsable du Master « Réhabiter » à la Haute école des arts du Rhin à Mulhouse, elle dispense notamment des cours sur le bio-régionalisme, une notion venue des États-Unis dans les années 1970. L’endroit idéal, selon elle, pour avoir à nouveau prise sur le réel et concevoir un avenir désirable : « Dans les écoles, on voit tout de suite le résultat : on sème quelque chose et les étudiants s’en emparent aussitôt. C’est peut-être là le meilleur endroit pour faire bouger la société et aider les jeunes », constate-t-elle, confiante malgré tout en l’avenir.

Loïc Millot
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