Théâtre

Vivisection

d'Lëtzebuerger Land vom 02.02.2018

La scène est blanche, très blanche. Un mur arrière, deux portes, avec comme un cadre blanc tout autour. Arrive Katharina Ziemke, artiste plasticienne dans la vie, qui a travaillé ici avec le scénographe Jan Pappelbaum. Habillée d’une robe-blouse claire, elle se met à noter les indications scéniques sur le mur : nous sommes dans une clinique privée, où une jeune femme se meurt de septicémie suite à un avortement illégal à plus de cinq mois. Des meubles d’hôpital oranges, comme il y en a au CHL, donne un aspect atemporel au décor minimaliste (Arthur Schnitzler écrit la pièce en 1912 mais la situe en 1900, elle est créée en 1912 à Berlin, car interdite pour subversion en Autriche jusqu’en 1918). Commence un ballet de médecins, d’assistants, de stagiaires et autres hommes de pouvoir, qui parlent, et parlent, et parlent. La jeune femme est mourante, mais, à la suite des médicaments qu’on lui administre contre la douleur, elle est dans une sorte de transe euphorique et est persuadée que son amoureux va venir la chercher d’un instant à l’autre. Par excès de zèle, un stagiaire de la station appelle un curé pour venir lui donner l’extrême-onction. Mais le Professeur Bernhardi, chef du département de la médecine interne et directeur de la clinique, lui refuse l’accès à la chambre, de peur que la seule vue d’un prêtre la rende à l’évidence quant à son état. Pendant qu’il discute avec le prêtre pour lui expliquer son souci, la patiente meurt. Le curé en veut au scientifique de lui avoir interdit de sauver une âme souffrante – d’autant plus que l’avortement est condamné par l’Église.

Bernhardi est Juif. Sa confession sera sa perte. Parce que l’homme, lui, ne cesse d’affirmer tout au long des presque trois heures que dure la pièce, des débats internes jusqu’au procès qui lui sera fait pour « entrave à la liberté de culte », de discussions entre confrères jusqu’aux rencontres avec son ministre de tutelle, qu’il a pris sa décision en âme et conscience par rapport à ce seul cas particulier. Il ne veut pas être un modèle du scientifique rationnel qui serait contre l’église catholique et ses cultes, et encore moins un martyre de l’antisémitisme montant dans cette Autriche du début du siècle. Comme son père, Schnitzler était médecin de formation et décrit donc ici un milieu qu’il connaissait bien : les luttes de pouvoir, les petites et grandes trahisons, les arrangements du monde médical avec les populistes. Thomas Ostermeier a non seulement sorti cette pièce tardive et peu jouée de Schnitzler de l’oubli, mais il l’a en plus radicalement modernisée, dans une version textuelle élaborée avec Florian Bochmeyer, créée en décembre 2016 à la Schaubühne à Berlin et en tournée depuis. Elle a été jouée pour deux dates, vendredi et samedi derniers, au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg à Limpertsberg. Même dans sa version réduite, il reste une quinzaine de personnages sur scène, qui passent leur temps à discuter. Parfois, quelques instants sont captés par de la vidéo en direct, projetée sur le mur blanc : les mains fleuries de la patiente décédée, un bureau plein de paperasses, un gros-plan sur le visage de Bernhardi.

Et tout le succès de la pièce, toute la modernité et toute l’empathie qu’on peut ressentir vis-à-vis de ce Bernhardi si injustement persécuté, sont surtout dus au jeu intelligent et tout en finesse de Jörg Hartmann dans le rôle-titre. Un corps sous contrôle autant que sous tension, une mimique qui trahit toute l’intelligence, l’incrédulité et l’ironie de ce professeur rationnel vis-à-vis d’un procès d’intention gros comme un camion. Car sa confession juive n’est bien-sûr qu’un prétexte d’une frange ultra-conservatrice de l’hôpital qui veut elle-même arriver au pouvoir et prendre les rênes de l’hôpital. Bernhardi en est conscient, mais par droiture intellectuelle et honnêteté scientifique, refuse les marchandages – comme celui, proposé par son pire ennemi, le catholique Docteur Ebenwald (excellent Sebastian Schwarz), de nommer un docteur avéré médiocre mais catholique plutôt que celle, juive, qui a mille fois plus de compétences et de titres académiques.

Alors on peut reprocher à la pièce d’être un peu trop verbeuse par moments, ou trop démonstrative et didactique en d’autres. Mais rien que le montage de mauvaise foi contre le docteur – l’infirmière qui avait annoncé la venue du prêtre à la patiente accuse le docteur de l’avoir retenue avec force, reproche qu’elle ne retirera que trop tard –, semble toujours si actuelle : elle rappelle littéralement l’affaire Lunghi/Schram au Luxembourg, ce qui causa des éclats de rire dans la salle qu’avaient du mal à saisir les acteurs berlinois et le metteur en scène Thomas Ostermeier, qui assistait parmi les spectateurs à la représentation de vendredi.

josée hansen
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