Il y a une douzaine d’années, le galeriste Alex Reding et l’artiste Damien Deroubaix concevaient un projet qui devait paraître un peu fou aux yeux des conformistes du secteur. Loin des centres urbains de la Grande Région, il s’agissait de s’établir dans un coin reculé de la campagne mosellane, au milieu d’une forêt plurimillénaire, où ils firent l’acquisition d’une maison dans le village de Meisenthal. La demeure devient un lieu de vie pour Deroubaix, qui y réside et y travaille au quotidien. Pour Reding, l’endroit sert de refuge où se ressourcer. L’Atelier Meisenthal est né. Jusqu’au jour où, il y a environ deux ans, le peintre français a quitté la campagne pour rejoindre Paris avec sa famille. Depuis, tout est à faire, tout est à réinventer.
L’endroit revient aujourd’hui dans l’actualité avec l’exposition L’hésitation du peintre milanais Luca Bertolo, qui y sera en résidence durant tout l’été. Le titre de la manifestation fait allusion à une citation de Nicolas de Staël dans une lettre adressée au poète et éditeur Pierre Lecuire, auquel on doit la première monographie du peintre russe en 1953. « Il n’y a que deux choses valables en art, écrit De Staël. 1° La fulgurance de l’autorité. 2° La fulgurance de l’hésitation. C’est tout. L’un est fait de l’autre, mais au sommet les deux se distinguent très clairement. » Là où l’autorité se fonderait sur les certitudes du passé pour culminer dans l’ambition du « Grand style » d’embrasser le réel dans son entièreté, l’hésitation serait au contraire le symptôme critique de la modernité. L’évolution de l’art occidental plaiderait ainsi en faveur de l’hésitation, celle-ci reposant sur « l’impossibilité d’imaginer une œuvre capable de refléter l’expérience globale de la réalité », ainsi que le signifie dans son texte de présentation la commissaire de l’exposition italienne, Elena Volpato, qui accompagnait l’artiste lors du vernissage.
Conçue en collaboration avec le Centre européen d’Actions artistiques contemporaines (CEAAC) de Strasbourg, la manifestation se décline en deux volets. Côté alsacien, où se tient la principale partie de l’exposition, une dizaine de tableaux produits cette dernière décennie a été réunie pour l’occasion, dévoilant l’hétérogénéité stylistique dont est capable Luca Bertolo, qui aime procéder par séries. Dès google+ search+ images+ fleeing (2016), imposante huile sur toile combinant divers rectangles de couleurs, transparaît l’influence du Bauhaus et du mouvement De Stijl, à la différence près que l’œuvre résulte d’une simple quête réalisée sur le moteur de recherche américain. La lenteur de la connexion n’a fait apparaître que très progressivement la composition quadrillée, et de façon rudimentaire, qui ne représente qu’une partie de la toile. Plus avant, dans un petit collage de 2016 intitulé Con Beneficio della memoria, l’artiste questionne les rapports entre la plénitude et le vide en laissant, au milieu de la toile où est esquissé à grands traits un paysage désertique, un espace isolé, laissé blanc. Soit l’opportunité de méditer, ainsi que nous y invite Elena Volpato, sur le « trou, (…) un objet ambigu, impossible à définir philosophiquement, un non-objet paradoxal dont on croit savoir ce que c’est, mais qui, dès lors qu’on essaie de le saisir, de le mesurer, devient insaisissable au point d’être absent ». Plus récente, l’Allegoria della pittura (2021) feint, par son style, de se rapprocher de la tradition classique, si sa composition n’était volontairement laissée inachevée. Cette allégorie revêt l’aspect d’une jeune femme : bouche bâillonnée et joues roses, elle a les yeux rivés vers le ciel. Sur sa poitrine, on distingue un masque neutre, suspendu à son collier. La figure du double fait ainsi son entrée, mettant en abîme la représentation picturale, rapprochée ici de la scène théâtrale voire de la commedia dell’arte via le recours au masque.
Ce dédoublement constitue une transition parfaite à la partie mosellane de l’exposition, qui s’ouvre sur l’autoportrait de l’artiste dans son atelier (Senza titolo 20#12, 2020), en accord avec le lieu qui l’accueille. Dans cette grande toile de 250 x 200cm, l’artiste repose en arrière-plan. Il apparaît évanescent, peut-être nu, mais une nudité filtrée par les hachures qui façonnent la toile, à la façon des pointillistes et divisionnistes autrefois. Un étrange objet de forme conique s’est substitué à son visage et en neutralise l’expression. Alors qu’il travaille de la main gauche à la toile, sa main droite porte étrangement une tête décollée, à l’instar de David arborant celle de Goliath. Après l’Allégorie de la peinture, aurions-nous affaire à une allégorie du peintre avançant masqué, silencieusement, se confondant dans la polysémie des signes et la matérialité de la peinture ? L’œuvre entre en tout cas en résonance avec l’autre grande toile de l’Atelier Meisenthal sur le thème de l’atelier. Il s’agit de Grand atelier (2004), qui a pour modèle une photo de Brassaï montrant Picasso de profil en pleine activité créatrice. De cette épreuve, il ne reste ici que quelques lambeaux, que quelques fragments où transparaît à peine l’identité du protagoniste, s’il n’y avait ces éléments cubistes repris par Bertolo qui trahissent l’identité du peintre espagnol. La photographie de Brassaï y devient une esquisse préparatoire, atteste d’une production en acte, comme pour rejoindre la nature profonde de l’atelier, ce lieu d’élaboration généralement caché du public. Cette dimension expérimentale est prononcée avec l’intégration, à la marge de la toile, d’une échelle de couleurs, utilisée pour les reproductions photographiques d’œuvres d’art.
À l’inverse de ces tableaux, une série de dessins a été réalisée en réaction à l’effondrement du World Trade Center en 2001. Partant d’une image dont il aura retranché les composants principaux, jusqu’à ne conserver qu’un seul élément au milieu de la page blanche, l’Italien y fait l’éloge de l’infime, avec une économie de moyen qui lui permet de mettre en exergue un détail, de le faire exister pour ce qu’il est. Ce sont là autant d’approches stylistiques qui pourront convaincre le public de faire le déplacement jusqu’à l’Atelier Meisenthal, un lieu hanté encore par la présence de Damien Deroubaix, au cœur des savoir-faire traditionnels de la région – de la faïencerie de Sarreguemines à la cristallerie de Saint-Louis, sans oublier l’important Centre international d’art verrier de Meisenthal implanté depuis le 18e siècle.