Un bout de chemin avec Lunghi

d'Lëtzebuerger Land vom 30.05.2025

La vie d’Enrico Lunghi aurait pu être un roman, il en a fait un petit livre fort bien tourné, qui vient de paraître aux Éditions Phi. L’ancien directeur du Mudam écrit son histoire à la première personne, ce qui n’est pas une surprise au vu du titre un poil égocentré. La riche relation qu’il a nouée avec Wim Delvoye, l’artiste des Cloaca et des cochons tatoués, revient comme un fil rouge tout au long de la centaine de pages qui se lit d’une traite. La promesse est donc tenue.

Il faut souligner d’emblée que Lunghi sait écrire. Sa plume légère est touchante lorsqu’il évoque les collègues avec qui il a aimé travailler (Paul Reiles, Marie-Claude Beaud ou Jo Kox). Il parvient sans peine à partager la tendresse qu’il accorde aux artistes, tels que Wim Delvoye, forcément, mais aussi Bert Theis qu’il admire profondément. Il est fier de rappeler que l’ancien instituteur avait fait sensation avec son exposition montée dans un pavillon pirate situé dans les Giardini, fait unique dans l’histoire de la Biennale de Venise. L’épisode de l’affichage sauvage de photographies des « Sexes d’artistes » de Jacques Charlier, que la Cité lacustre avait pourtant interdite par peur de choquer les honnêtes gens, est tordant.

On voit Lunghi déambuler avec des yeux d’enfants émerveillés lorsqu’il découvre les accrochages privés de collectionneurs avisés comme Anton Herbert, dont il partage le goût pour un art en train de se faire. Les relations qu’ils nouent au fil des années lui permettent d’enrichir les expositions qu’il organisera plus tard.

Mais lorsque la réalité se fait acerbe, Enrico Lunghi n’oublie pas non plus de sortir la sulfateuse.

Il n’épargne pas le Mudam, temple maudit dont les tourments semblent naître d’une conception bancale, développée selon lui pour de mauvaises raisons par une bourgeoisie mal éclairée dont la fortune dépasse de loin les idées. L’histoire ne lui donne pas tort : le Mudam n’a finalement pas eu besoin de Lunghi pour se prendre les pieds dans les tapis tout seul. Où l’on reparle de Delvoye et de sa chapelle païenne démontée en dépit du bon sens et de la volonté du public pour laisser de la place « à un chiotte et un lavabo. »
Quand il revient sur l’affaire qui l’a opposé à RTL, et à ses conséquences désastreuses pour tout le monde, il dessoude. La lecture gratouille des élus libéraux et quelques autres qui, s’ils ne sont pas toujours nommés, se reconnaîtront sans peine.

Pourtant, dans le fond, ce n’est pas cette histoire qui fait l’intérêt de l’ouvrage. Celle-là, on la connait. Il en a expliqué tous les contours devant la justice et son épouse, l’archéologue Catherine Gaeng, a déjà tout écrit dans deux livres qu’elle a édités.

Non, ce que l’on retiendra, c’est le caractère initiatique de Wim Delvoye et moi. Le livre raconte comment lui, transfuge de classe passionné d’art, a réussi à pénétrer ce milieu grâce à son regard et son bagout. Promis à une carrière d’ingénieur technicien, il a eu le cran d’écouter ce qui résonnait en lui plutôt que de se conformer aux attentes extérieures. Fermez-lui la porte au nez, il passera par la fenêtre et, qui plus est, finira par séduire les hôtes créateurs et fins collectionneurs.

Son histoire est d’autant plus signifiante qu’en grandissant, il a entraîné le pays avec lui. Parti du MNHA, il a fait vivre sur le long terme un projet voué à rester temporaire, le Casino-Forum d’art contemporain, avant de trouver le Mudam pour le meilleur et pour le pire. On vit avec lui les étapes parfois truculentes, les hasards heureux et les concours de circonstances qui lui ont permis de monter des expositions hors normes, jamais vues ici. Celles-ci lui ont d’ailleurs souvent valu plus de respect à l’étranger que dans le pays, où les marquis locaux ne goûtent rien tant qu’une église bien centrée au milieu du tableau.

Qu’on l’aime ou non, l’histoire d’Enrico Lunghi est aussi celle de l’arrivée de l’art contemporain au Luxembourg. Wim Delvoye et moi sera un matériau de choix pour les futurs historiens de l’art qui s’intéresseront à notre époque. Est-ce qu’ils en riront ? Est-ce qu’ils en pleureront ? Ce sera à eux de voir.

Erwan Nonet
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