Les dernières Lunes

Cette grande mélancolie

d'Lëtzebuerger Land vom 08.02.2001

Elle : « Ainsi tu vis comme ça, entre Bach et Donald ? » Lui : « Pour un vieux, le bonheur n'est pas permis. La vieillesse, c'est comme une prison. » L'homme attend chez lui, assis sur sa valise, que son fils vienne le chercher. C'est le jour de son départ pour la Villa Délices, une « maison de retraite », une gériatrie plutôt. L'idée, apparemment, vient de lui, pour que son fils et sa famille aient plus de place dans leur maison, pour que ce vieillard n'encombre plus la jeune génération. 

Avant de partir avec sa valise bourrée de slips, beaucoup trop de slips, il dit adieu à cette maison hantée par les fantômes de sa vie. Celui de sa femme en premier lieu, morte à trente ans, à qui il parle toujours, demandant conseil par-ci, se lamentant par-là. « Nous autres, vieux, nous avons tellement l'habitude de nous lamenter que nous n'y faisons plus attention. (...) Cela manque de dignité. Mais comment être digne quand on se fait pipi dessus ? » 

Les dernières Lunes de l'auteur italien Furio Bordon parle sans fard des vieux, de leur place dans la société, de leurs méchancetés, de leur grande mélancolie... Et de la peur de devenir gâteux, de voir son corps se scléroser. Des « misères que les vieux connaissent ». Cela sent la naphtaline dans la petite salle du Théâtre ouvert Lxuembourg. Lors de sa création en 1996 en Italie, avec Marcello Mastroianni dans le rôle principal -  son dernier rôle avant de mourir - la pièce fit un tabac ; depuis, elle a été traduite en une quinzaine de langues. En 1997, le Rideau de Bruxelles créa la version française qui fut élue meilleure pièce de l'année. 

Au Luxembourg aussi, il semble se dessiner une nouvelle tendance de « théâtre social » : le spectateur ne voit plus des putes, des junkies et autres exclus se battre pour leur existence et repousser leurs limites, mais des personnages auxquels ils peuvent facilement s'identifier. Ainsi, le thème du mobbing revient fréquemment en ce moment, et puis la maladie et la vieillesse ; Les dernières Lunes serait ainsi à voir dans la même veine que Du bist meine Mutter de Joop Admiral que montait Christine Reinhold au Casemates en décembre dernier.

Claude Schmit, qui se faisait rare ces derniers temps, n'est pas un metteur en scène prétentieux. Au contraire, il travaille dans le détail, avec précision - la petite scène semble idéale pour ce genre d'approche. Ses qualités, qu'on a aimées dans son adaptation des Palmes de Monsieur Schutz, on les retrouve dans sa mise en scène de Furio Bordon. Tout comme on retrouve le même couple Marie-Anne Lorgé-Norbert Rutili. De Rutili, Claude Schmit dit (dans un entretien au Jeudi du 1er février) : « Curieusement, je sens qu'il est en train de jouer le rôle de sa vie : ce côté à la fois hypocondriaque et histrionique lui va si bien. » 

Et il est vrai que Norbert Rutili a mûri. Cet homme qui ne peut exprimer ses sentiments que par des taquineries et des méchancetés - son fils (Jean-Marc Barthélémy) est sa proie préférée - aime néanmoins la vie et souffre de se voir se dégrader, de voir sa culture s'évincer. Rutili excelle à jouer au clown, à chanter des chansons italiennes à tue-tête avec comme seul public sa plante verte, à se rêver un des trois neveux de Donald ou en dansant dans les bras de sa femme. Son fantôme le nargue et le console en même temps. 

Les décors et costumes de Dagmar Weitze, sobres mais inventifs, cachent plus d'une surprise, elle a su magnifiquement trouver de nombreuses astuces pour esquisser cette proximité entre l'homme et la femme, la chair et le spectre, rendant la défunte tantôt visible, tantôt invisible, si proche et si loin en même temps - de nos jours encore, les fantômes restent un des plus grands défis de mise en scène dans une pièce réaliste. Ainsi la mise en scène accompagne magnifiquement les allers-retours entre réalisme et onirisme du texte. On applaudirait des deux mains la production du TOL si elle s'en tenait à la première moitié. 

Par contre, une fois l'homme arrivé à la Villa Délices, les choses se compliquent. Car Furio Bordon, abruptement, s'éloigne alors de la forme théâtrale à proprement parler. Entre ces vieux qui tous se détestent et se font pitié à la fois, ces caves hantées par les chants des morts, complètement seul, replié sur lui-même et son passé, l'homme va dire un très long texte, très dense et très littéraire. Claude Schmit a alors inventé une sorte de chorégraphie de chaises roulantes et de grabataires recroquevillés qui traversent lentement la scène en traînant des pieds, accrochés à leur canne. Des morts-vivants que décrit la voix-off enregistrée de Rutili. 

Puis soudain, badaboum ! : sur les airs de la Passion de Saint Mathieu apparaissent soudain, sans avertir, le père Noël avec sa hotte pleine de cadeaux, la femme déguisée en ange, notre vieux grincheux et les voilà tous qui se mettent à prier ensemble :« les vieux, c'est sacré ! ». C'est affligeant de kitsch, cela tourne en grande-messe pour la loi ASFT et l'assurance dépendance. Ce n'est alors plus drôle, il n'y a aucune catégorie d'hommes plus sacrée qu'une autre, on ne poussera pas l'idée plus loin, mais ce sont des choses qu'un metteur en scène ne peut pas laisser dire de cette façon sur scène. 

C'est dommage que la fin devienne si plate, si affirmative, si pathétique. Cela gâche le plaisir de la pièce qui parle pourtant si bien, si légèrement de la solitude, de l'âge et de la mort. 

 

Les dernières Lunes de Furio Bordon, mise en scène par Claude Schmit, produit par le TOL ; avec : Norbert Rutili, Marie-Anne Lorgé et Jean-Marc Barthélémy, décors et costumes : Dagmar Weitze ; création sonore et musicale : Balli Baldauff ; prochaines représentations au Théâtre ouvert Luxembourg, 143, route de Thionville Luxembourg- Bonnevoie ce soir et les 12, 13, 15, 16, 17, 20, 21, 22, 23, 23 et 24 février à 20h30. Téléphone pour réservations : 49 31 66.

 

josée hansen
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