La maison est restée comme jadis, lorsque les patrons l'ont quittée, au début du siècle dernier. Elle a peut-être été restaurée dans les années 1950, mais depuis, elle tombe en décrépitude. Mais lui est toujours là, l'ancien serviteur, homme à tout faire, Firs. Lorsque les Ljubów sont partis, après avoir vendu la propriété avec la magnifique cerisaie, ils l'ont oublié là, tout simplement, comme un objet, après 65 ans de bons et loyaux services. À la fin de La Cerisaie d'Anton Tchekhov, il se réveillait au bruit des tronçonneuses qui venaient abattre le verger avec ses cerisiers en fleurs. Lopáchin, fils de serfs, a fait fortune en tant qu'entrepreneur, il a tout racheté aux aristocrates désargentés pour y installer des maisons de vacances. Écrite et créée en 1904, quelques mois avant la mort de Tchekhov, la pièce fut souvent interprétée par la suite comme une pièce pré-révolutionnaire, l'ancien monde étant chassé par la nouvelle classe, les affranchis de la servitude.
Pol Greisch, grand admirateur de Tchekhov, a inventé une suite à l'histoire, une nouvelle vie à Firs, cet homme oublié, âgé, qui a la vie derrière soi. Kiischtebléien, sa nouvelle pièce, qui fut présentée mardi et sera créée dès jeudi prochain au théâtre des Capucins, raconte la suite. Sauf que chez lui, l'entrepreneur s'appelle Lamesch - nous sommes au Luxembourg... - et que nous faisons un bond de cent ans. Comme si, après cent ans de solitude dans l'oubli le plus total, Firs ressuscitait.
Mais en fait, il n'était pas resté seul. Il y avait aussi Trofímov, l'étudiant aux idées révolutionnaires. Chez Pol Greisch, il s'appelle Toni et est incarné par Mike Tock. Ce matin-là, il aurait voulu dire au revoir à Anja, la jeune femme qu'il aime, mais il a manqué son départ en dormant.
Kiischtebléien raconte le huis clos entre ces deux hommes, Firs et Toni, le vieux (incarné par Pol Greisch lui-même) et le jeune - deux losers? En tout cas, deux mélancoliques, ne vivant que du souvenir, des regrets de tous leurs actes manqués. Ensemble, ils se languissent de leur désir pour ces femmes absentes (Sonja, la mère de Toni, fut le grand amour de Firs). «Les femmes jouent un rôle dans le passé des personnages,» explique Pol Greisch. «Je crois que ce qui compte le plus pour eux là-dedans, c'est le désir pour quelque chose qu'ils n'atteindront jamais,» l'interprète Mike Tock. Et le metteur en scène Claude Mangen d'ajouter: «Ce ne sont pas tellement les femmes en tant que telles qui comptent. Pour moi, elles sont le symbole d'une vie qui n'a pas été vécue.»
Car Firs et Toni n'arrivent jamais à se décider, à prendre un risque, à se lancer dans une nouvelle vie. Firs a toujours été attaché à la maison, et une génération plus tard, Toni semble faire pareil: rater toutes les occasions pour partir. Avec la mesquinerie et la perfidie qui caractérisent les perdants aigris, ils vont s'affronter durant toute la pièce.
Comme si souvent chez Pol Greisch, Kiischtebléien parle avant tout de ce désir d'ailleurs, de ces rêves de partir d'un homme finalement trop frileux pour s'y risquer.
Après avoir sillonné les salles alternatives, les clairières de forêts, les abords de lacs avec ses productions, Claude Mangen réalise avec Kiischtebléien sa première mise en scène pour un théâtre institutionnel. La commande le flatte d'autant plus que non seulement il est un grand fan de Tchekhov et de Greisch, mais qu'au-delà, les pièces de Pol Greisch furent jusque-là en quelque sorte la chasse gardée du directeur du Capucins lui-même. Dans sa laudatio pour la remise du prix Batty Weber à Pol Greisch, Marc Olinger a expliqué comment, après une si longue amitié et leur travail commun, ils avaient pris ensemble cette décision de se séparer sur scène afin de permettre un nouveau regard, une nouvelle lecture de l'uvre de Pol Greisch.
«Marc Olinger a toujours eu tendance à tirer les pièces de Pol Greisch vers l'abstraction, explique Claude Mangen. C'était certainement tout à fait juste. Mais moi, je veux chercher de nouvelles voies, je veux proposer une interprétation plus naturaliste, très réaliste de la pièce.» Si Tchekhov a été le point de départ, il s'est avéré très vite, lors des répétitions, que Kiischtebléien développait une autre dynamique, devenait de plus en plus vif, que le rythme devenait plus rapide. La tragi-comédie avec ce penchant pour l'absurde qui caractérise Pol Greisch, a trouvé son ambiance faite de tensions et de silences. «Ce qui m'importe vraiment, c'est de ne plus voir les personnages de Pol Greisch uniquement comme des victimes, continue le metteur en scène. J'ai mis l'accent sur leur côté actif, coupable.»
Kiischtebléien de Pol Greisch (en langue luxembourgeoise), mise en scène par Claude Mangen, assisté de Renée Maerz, décor: Jeanny Kratochwil, environnement sonore: Cary Greisch; avec: Pol Greisch et Mike Tock; première: jeudi 27 février, puis représentations le lendemain, vendredi 28, ainsi que les 7, 8, 12, 19 et 25 mars à 20 heures au Théâtre des Capucins ; réservations par téléphone au numéro 22 06 45.