Le Bourgeois gentilhomme

Du discernement dans la bourse

d'Lëtzebuerger Land du 23.01.2003

Les Turcs sont aux portes de l'Europe, l'empire ottoman fascine depuis longtemps, tout comme il fait peur. Alors que le Premier ministre luxembourgeois change constamment d'opinion sur une adhésion du pays à l'Union européenne, l'épicerie la plus chic de la place vante en vitrine ses loukoums frais en direct de Turquie. Que ce soit à la fin du XVIIe siècle - peu avant le siège de Vienne de 1683 - ou au début du XXIe siècle, les turqueries sont à la mode. On raconte que pour déccrire les Turcs loufoques de son Bourgeois gentilhomme (écrit en 1670), Molière s'était inspiré d'un épisode réel datant de novembre 1669, lorsque le roi Louis XIV avait reçu un envoyé du sultan, sans que celui-ci ne soit touché le moins du monde par le faste de l'accueil. Ces Turcs aux manières étranges et à la richesse impressionnante qui viennent élever monsieur Jourdain au rang de grand «Mamamouchi» qu'a imaginés Molière sont à l'image de la fascination que la Turquie exerça alors sur l'Europe.

Si Marja-Leena Junker vient de monter Le Bourgeois gentilhomme actuellement au Centaure, c'est non seulement une occasion pour ses élèves du Conservatoire de se produire avec des acteurs professionnels sur scène - avec treize acteurs, la distribution est exceptionnellement grande pour la petite salle du Dierfgen -, et une garantie assurée au box-office avec un classique léger et enjoué. On a l'impression aussi que sa lecture du texte lui permet de faire un commentaire sur le peu d'érudition et de finesse des bourgeois nationaux et la situation des arts au Luxembourg. 

Car dès le début, sa mise en scène commente et ironise en même temps la situation financière précaire du Centaure: Luc Schiltz, qui distribue les programmes à l'entrée, et Elric Vanpouille, qui assure l'accueil à la caisse, jouent à faire les transitions entre l'entrée des spectateurs et leur rôle en tant qu'acteurs. «Nous, on doit tout faire ici,» constatent-ils en terminant de ranger la scène. Et le spectateur se demande s'il s'agit d'un off ou si le spectacle a déjà commencé. En deux temps, trois mouvements, Elric Vanpouille se transforme alors en élève du maître de musique, alors que Luc Schiltz reviendra plus tard en Cléonte, amoureux transi de la fille de monsieur Jourdain.

Entrent les «maîtres» du sieur Jourdain, fils de commerçants de draps arrivé à quelque richesse et qui désormais veut s'instruire pour devenir gentilhomme et être reconnu par l'aristocratie. La description que fait de lui le maître de musique à ses collègues est peu flatteuse : «C'est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à travers de toutes choses, et n'applaudit qu'à contresens; mais son argent redresse les jugements de son esprit; il a du discernement dans sa bourse; ses louanges sont monnayées; et ce bourgeois ignorant nous vaut mieux, comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous introduit ici.» Appâtés par l'argent de Jourdain, que par ailleurs ils méprisent, les maîtres des différentes disciplines toutefois prouvent bien vite que leur discernement à eux ne va pas plus loin que le bout de leur nez, chacun voulant sa discipline plus importante que celle de ses collègues, une véritable bagarre éclate. 

Comme tout ignare qui se respecte, Jourdain est prêt à apprendre, mais de toute discipline, il ne veut connaître que les «jolies choses», non pas les choses les plus complexes ou les plus riches. Le décoratif, que ce soit en arts plastiques, en littérature ou en musique, reste aussi au Luxembourg la qualité la plus recherchée par ceux qui se disent amateurs de culture. Même s'il est courge et maladroit, même s'il est dupe et exploité par la société à laquelle il veut par force appartenir, Jourdain reste toutefois touchant par sa volonté d'apprendre à dire le monde et sa fascination du savoir. Jean-François Wolff l'incarne avec brio, jouant de son corps encombrant sur cette minuscule scène comme d'un élément de slapstick supplémentaire. Cette pièce est avant tout sa victoire en tant qu'acteur comique.

Marja-Leena Junker a créé une version intemporelle du Bourgeois gentilhomme, avec de superbes costumes pop créés par Soivi Nikula - surtout ceux de Jourdain -, et une scène abstraite en damier ne permettant pas non-plus de situer la pièce dans une époque concrète. La musique, initialement créée par Lully, et qui constitue un élément important de ce qui fut une comédie à ballet pour divertir le roi, nous vient ici d'enregistrements éclectiques lancés sur scène par l'élève du maître de musique et traversant allègrement toutes les époques. 

Comme si souvent chez Molière, les valets possèdent le meilleur jugement. Ainsi, c'est à se plier de rire lorsque Ellen B en Nicole, la servante de la fille Jourdain, et Alain Holtgen en Covielle, le valet de son amant, reproduisent à l'identique les schémas de comportement de leurs maîtres. Colette Kieffer, quant à elle, a tout ce qu'il faut de fierté hautaine du maître de philosophie qui se sent tellement au-dessus de son élève Jourdain. Par ailleurs, les acteurs professionnels et les élèves du Conservatoire forment un ensemble homogène. Et font un triomphe. Parce que la pièce offre tout simplement un divertissement léger et un ton ironique qui ne se prennent pas trop au sérieux.

 

Le Bourgeois gentilhomme de Molière dans une mise en scène de Marja-Leena Junker avec Jean-François Wolff, Monique Reuter, Delphine Schlim, Ellen B, Luc Schiltz, Alain Holtgen, Franck Sasonoff, Delphine Bardot, Olivier Aromatorio, Mady Durrer, Myriam Gracia, Colette Kieffer et Elric Vanpouille; décor sonore: Jacques Herbet, construction des décors: Claude Leuenberger; costumes: Soivi Nikula, avec Marie-Claire Junker et Rosinda Gomes, sera encore joué au Théâtre du Centaure ce soir ainsi que les 25, 28, 29 et 31 janvier et les 1er, 8, 10 et 11 février à 20 heures et les 26 et 30 janvier ainsi que les 2 et 9 février à 18h30; réservation au téléphone 22 28 28. 

 

 

 

 

josée hansen
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