La jeune fille et la mort

«Tout le monde n'est pas dégueulasse»

d'Lëtzebuerger Land du 13.02.2003

Le thème est ancestral, il apparaît dans la mythologie grecque avec le rapt de Perséphone et revient plusieurs fois ensuite, au cours du Moyen-ge et de la Renaissance avec des œuvres picturales de Niklaus Deutsch (1517) et avec Hans Baldung Grien (1517) ou encore avec Edvard Munch (1894), toujours avec le même titre: La jeune fille et la mort. Un sujet tortueux, où s'affrontent l'innocence et la perversité qui eux introduisent à la notion de victime et de bourreau, d'honneur et de vengeance.

Plus tard, beaucoup plus tard, en 1992, Ariel Dorfman écrit une pièce de théâtre qui porte ce même titre mythique, intriguant et malsain. Une fois de plus donc, il est question d'une figure féminine confrontée aux démons de la mort. Seulement, cette fois-ci, les démons sont mortels et incarnent les profondes cicatrices de la dictature militaire d'un pays non nommé. Mais le fait est qu'il s'agit réellement d'un écrit d'exil, Ariel Dorfman étant un auteur chilien, ayant subi les conséquences du coup d'État réalisé par le général Augusto Pinochet… un autre 11 septembre, en 1973 cette fois-là. La pièce traite d'un conflit humain, d'une confrontation entre la justice et le devoir de mémoire, et par-dessus tout de la capacité de jugement de l'homme par l'homme sur ses actes commis lors de situations extrêmes. 

Nicolas Steil, inspiré par le film de Roman Polanski (La jeune fille et la mort, 1993), minutieusement basé sur le texte de Dorfman s'essaye une fois de plus à la mise en scène engagée. Une pièce mûre en découle. Un décor minimaliste et trois comédiens cruellement inspirés par le drame de Paolina, de Gerardo Escobar et du docteur Roberto Miranda. Ils sont trois dans l'histoire, et le parti pris de Steil a été de mettre en exergue les trois différents caractères, reliés par une folie dangereuse de vouloir se rendre justice. Elle, par le biais d'une thérapie consistant à réduire son bourreau en victime, lui, le bourreau, en souhaitant à tout prix se déculpabiliser et finalement le mari, voulant plus que tout accéder au pouvoir ? sans bavures, sans tenir compte des souffrances endurées par sa jeune femme.

Véronique Fauconnet, incarnant Paolina, parvient à servir ce texte riche de manière à créer chez le public un sentiment de détresse, comme si c'était lui qui avait été violé et torturé, comme si c'était lui qui devait à tout prix se venger, son jeu amène à l'identification recherchée. Elle fait évoluer son personnage de femme-enfant soumise à son jeune avocat qui accède au pouvoir, vers celui d'une femme déchirée qui harcèle son passé, qui veut l'apprivoiser en le faisant exploser une fois pour toute. La comédienne perd la tête, peut-être aurait-elle pu la perdre davantage et rendre Paolina encore plus hystérique. Elle se saisit littéralement du docteur Miranda, homme ayant raccompagné son mari tombé en panne, qu'elle reconnaît (à sa voix et à sa peau) comme son tortionnaire. Elle le torture psychologiquement afin qu'il avoue, afin qu'il se repentisse, afin qu'elle puisse enfin mieux vivre. 

Le public est placé dans le contexte de la pièce comme un groupe de jurés, effet accentué par l'installation des miroirs éclairés figurant dans ce décor minimaliste réalisé par le metteur en scène lui-même. Mais ce que Steil voulait encore plus, c'est que le public, les jurés ne jugent pas seulement l'histoire développée sur scène. mais leur histoire personnelle, leur petit drame à eux : qu'est-ce que j'aurais fait si j'avais été à leur place ? À travers son parti pris, sa mise en scène, Nicolas Steil veut radicalement généraliser les balbutiements de la conscience humaine face aux crimes de guerres, quels qu'ils soient, où qu'ils aient été commis, au Chili, en Ex-Yougoslavie ou bientôt en Iraq.

Pierre-Jean Pagès se glisse complètement dans la peau d'un jeune avocat ambitieux, prétentieux, prêt à tout pour arriver à son petit pouvoir. Quant à Claude Frisoni, interprétant très justement son rôle, il parvient à créer un Miranda un peu faux-cul, un peu trouillard, mais aussi convaincu de son innocence, un peu trop d'ailleurs, un personnage somme tout incertain : on ne sait pas vraiment s'il est coupable ou innocent. Mais l'excellence de cette pièce ne revient pas seulement à la mise en scène et aux comédiens, elle prend sa source dans le sérieux avec lequel est manié le texte. Surtout il est assez remarquable de se trouver face à un véritable univers, sombre, méticuleux et fébrile, dans un décor qui est évident, avec un fond sonore (le violoncelliste Dorel Dorneanu) Schubertien tout aussi évident. 

Le titre est une citation extraite de La jeune fille et la mort d'Ariel Dorfman, mis en scène par Nicolas Steil

La pièce La jeune fille et la mort d'Ariel Dorfman, mise en scène par Nicolas Steil sera encore jouée les ce soir et demain ainsi que les 20, 21, 22, 27, 28 février et le 1er mars 2003 à 20h30 au TOL (Théâtre ouvert de Luxembourg) ; 142, rte de Thionville, Luxembourg ; réservations au téléphone : 49 31 66.

Karolina Markiewicz
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