Auguste, Nicolas, Charles, Paul, Pol, Jacques et Michel Bradtke. Comment trouver sa place dans une entreprise familiale dans la sixième génération ?

Patron à 25 ans

d'Lëtzebuerger Land du 18.12.2015

Il y a trois ans, les frères Bradtke, tous les deux vingtenaires, ont repris Vitralux, une vitrerie qui vient de fêter ses 150 ans. Michel Bradtke a 18 ans, lorsque sa copine attend son premier enfant (ils en ont eu trois entretemps). C’est un père de famille, un jeune homme sérieux, « habitué à prendre des décisions et à les assumer ». Une fois leurs bacs passés, sa femme (aujourd’hui juge) et lui s’inscrivent à la faculté de droit à l’université de Strasbourg et élèvent leur enfant entre les cours. Michel Bradtke passe un master en droit de l’entreprise et se retrouve, comme tant d’autres, dans le département « tax » d’un grand cabinet d’affaires. Il se dit fasciné par le côté technique du droit fiscal qu’il n’aborde pas comme une question éthique ou politique, mais comme un problème de bricolage, de « schémas et de diagrammes, qu’il faut élaborer très minutieusement ».

Jacques Bradtke, le frère cadet de Michel, porte une barbe de trois jours, un bleu de travail et un bonnet à pompon. Il a étudié la pédagogie à Eupen, a deux enfants et voulait devenir instituteur. Aujourd’hui, il court les chantiers, s’entretient avec les clients, surveille l’atelier, prépare les commandes. Il y a quelques mois, il s’est retrouvé le visage coincé sous 150 kilos de verre plexiglass, une situation dont il s’est tiré avec un zygoma fracturé. Son frère Michel s’occupe des liens avec les fournisseurs et de l’optimisation des procédures internes. Dans l’entreprise familiale, il se sent moins « coupé de l’économie réelle », dit-il, comme libéré de la « société parallèle » qu’est la place financière.

Ces dernières quinze années, Vitralux vivotait avec huit salariés sur mille mètres carrés, sans grands investissements, en anticipation de la retraite du patron. En 2011, Charles Bradtke annonce à ses fils que ça y est ; il est entré en négociation avec Glass Center pour une fusion. Deux ans plus tôt, Glass Center, qui employait 70 salairés, avait lancé la construction d’un nouveau siège à Ehlerange. Les deux frères se voient confrontés à la question si l’entreprise familiale, commencée six générations plus tôt, s’arrêtera avec eux. Jacques Bradtke, qui s’apprêtait à entrer dans la carrière d’enseignant se fait la réflexion : « Onsen Betrib soll ons gehéieren. Wat d’Famill huet, soll d’Famill behalen ».

À la demande de son père, Michel Bradtke plonge dans les bilans de Glass Center. L’avocat d’affaires commence à avoir des doutes quant à la solidité financière du partenaire potentiel. « Et puis on voyait lors des négociations qu’ils étaient nerveux ». Son pressentiment s’avéra juste : Au printemps 2012, alors même que le nouveau siège de Glass Center venait d’être achevé, quatre administrateurs démissionnent, suivi, en décembre, du dernier membre du CA, l’administrateur délégué Romain Huberty. Glass Center, fondée en 1962, est déclarée en faillite en janvier 2013.

La famille Bradtke aurait pu décider de vivre de la rente immobilière. Charles Bradtke fut approché par une chaîne de supermarchés qui lui fit une offre : un bail en emphytéose sur le terrain à Howald pour y construire un immeuble de trois étages. Après trente ans, le tout serait revenu à la famille. Cette opération immobilière sur mille mètres carrés aux portes de la Ville de Luxembourg aurait quasiment fait rentrer plus d’argent que la continuation des activités artisanales. Elle aurait signifié vie de rentiers pour les propriétaires et chômage pour les salariés.

L’histoire de Vitralux commence en 1865, lorsque le maître-vitrier Auguste Bradtke ouvre un magasin au « Fëschmaart », dans la maison connue sous le nom de « Gëlle Klack » (qui abrite aujourd’hui un des hôtels du groupe Goeres). L’aïeul y fabrique surtout des réclames en vitraux colorés. En 1910, la verrerie – devenue aussi miroiterie artisanale (bonjour les vapeurs de mercure) – s’installe place de Paris afin de se rapprocher de l’approvisionnement qui se faisait par train. « Dans la famille, ce déménagement dans le quartier de la Gare a fait scandale, relate Michel Bradtke. Certains s’offusquaient : ‘Mir sinn e Stater Betrib !’  »

Dans l’entre-deux-guerres, un hall de stockage (rue de Strasbourg) ainsi qu’un atelier d’encadrement et une galerie d’art (avenue de la Gare) s’ajoutent au mini-empire Bradtke. Ce sera le père et l’oncle de Michel et de Jacques qui, en 1982, feront le déménagement dans la zone industrielle de Howald, le Kirchberg étant – déjà – trop cher. Les vitres posées contre les murs en pleine place de Paris, des ateliers au premier étage, voilà qui était difficilement conciliable avec une organisation efficiente du travail. Au début des années 1990, la galerie Bradtke ferma ses portes, personne n’étant intéressé à reprendre le travail ingrat des listes de mariages, des braderies etc. Le temps de quelques semaines en 2014, la galerie retrouvera une éphémère nouvelle jeunesse en se métamorphosant en galerie pop-up.

La décision de reprendre les activités s’est faite plus ou moins spontanément. Michel Bradtke évoque une « très courte concertation » avec son frère. Dans un livre d’entretiens paru récemment sur les parcours des jeunes héritiers – on y retrouve aussi Antoine Clasen (Bernard-Massard) et Carole Muller (Fischer/Panelux) –, Michel Bradtke relate les modalités de la transmission : « De manière générale on n’est pas très communicateur dans la famille. L’intégration dans l’entreprise s’est donc faite sans avoir été organisée. » Les deux frères n’avaient-ils pas peur d’entrer en conflit au quotidien ? « Enfants, mon frère et moi, on s’est disputés lorsqu’on n’avait rien à faire. Mais, dès qu’il s’agissait de faire quelque chose de concret, par exemple de construire une cabane, on s’est toujours bien entendus », dit Jacques. Le père se retire peu à peu du quotidien de l’entreprise et ne travaille plus qu’à moitié. Lorsqu’il propose à ses deux fils de faire le tour des architectes et des bons clients pour les introduire, ceux-ci refusent : « Ils vont peu à peu apprendre à nous connaître ».

Une des activités principales des deux frères, c’est la préparation de devis, décrite comme une course contre la montre avec, aux trousses, des clients de plus en plus pressés. « Les gens s’attendent à recevoir leur devis super-rapidement, dit Michel Bradtke. Si vous prenez deux semaines pour le devis d’une porte de douche, vous pouvez être quasiment certains d’avoir perdu le client. » Si les frères Bradtke disent comprendre la légitimité d’une mise en concurrence des artisans, courir les chantiers et préparer des devis dans l’espoir de décrocher un contrat, les frustre. « Il y a trente ans, personne ne parlait de ‘devis’, dit Jacques Bradtke. Le mot n’existait quasiment pas. Aujourd’hui, on visite sept personnes pour un ou deux retours. »

Michel Bradtke est un des 150 membres de la Fédération des jeunes dirigeants d’entreprise du Luxembourg (FJD). Il y est entré pour entretenir son « réseau », se retrouver entre « pairs » et, surtout, briser « l’isolation », comme il dit. « En tant que chef d’entreprise, on est assez seul. Mes amis sont pour la plupart des fonctionnaires et des employés. La FJD me permet d’avoir énormément d’échanges. Je sais que ‘se faire un réseau’, cela a une connotation négative ; or, en fait, il s’agit d’un échange entre semblables. »

L’entreprise est passée en trois ans de neuf à vingt salariés, dont trois sont des anciens de la vitreries de Glass Center, qui s’étaient retrouvés au chômage. Le cadet aime évoquer son « désir d’indépendance ». C’est aussi la raison pour laquelle la croissance de l’entreprise le met mal à l’aise. Il fixe le maximum à trente salariés, pour ne pas devenir entièrement « dépendant du personnel », d’un volume de production, et des grands chantiers. Jacques et Michel Bradtke sont critiques envers les formations professionnelles, trop spécifiques selon eux et profitant surtout aux grandes entreprises qui peuvent mettre en place une division du travail poussée. « Les petites entreprises, elles, vivent de salariés polyvalents. » Le travailleur perd ainsi en autonomie et sa position de négociation envers le patron s’en retrouve affaiblie.

Vitralux n’est pas active dans la production de verre (elle se fait fournir en grande partie par Luxguard de Dudelange). Elle s’est limitée et spécialisée dans la découpe, le rodage, le polissage, la livraison et l’installation de verre. Jacques Bradtke s’offusque des « Computer- a Camionnetten Betriber », sans substance artisanale. « Ces entreprises ont un ordinateur, un serveur et une imprimante. Ce sont des poseurs, pas des artisans... Et des fois, elles ne font pas eux-mêmes la pose ». Vitralux, a décidé de ne pas se diversifier dans la construction de portes ou de fenêtres, sonnés par les mauvaises expériences de Glass Center. « Nous occupons une place, dit Jacques Bradtke. Elle n’est pas grande, mais elle existe. »

Bernard Thomas
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