« M’entendez-vous l’Espagne ? - Si. hola. Buenos dias - Un deux trois. Un deux trois, test. » Le technicien de la Cour de justice de l’Union européenne relie mardi matin la grande salle de l’institution du Kirchberg à Madrid où l’agent du gouvernement espagnol est installé. La connexion est opérée avec Paris où une haut-fonctionnaire plaidera pour la France. Après vingt minutes de « balances » les quinze juges s’installent pour cette reprise extraordinaire des audiences. Le format grande chambre s’applique ici. Il est réservé aux « affaires complexes et importantes », selon les termes d’un attaché-presse. Il s’agit pour cette rentrée post-confinement de répondre à deux questions préjudicielles rédigées par la Cour administrative luxembourgeoise sur le traitement à réserver à une demande d’informations fiscales adressée par l’Espagne au Luxembourg. L’identité du contribuable visé par le fisc espagnol est cachée. Toutes les documentations sont anonymisées bien à propos.
La CJUE explique que l’administration des contributions directes a reçu en 2017 en provenance d’Espagne, une demande de renseignements concernant des opérations financières et la situation patrimoniale de « Madame F.C. » et des « sociétés B,C et D » en tant que personnes tierces. Le 29 mai 2017, le directeur de l’ACD a enjoint « la banque A. » de fournir les informations demandées. En juillet de la même année, Madame F.C. et les sociétés liées s’y sont opposé, en présence de la banque, devant le tribunal administratif. Celui-ci a, le 26 juin 2018, annulé la décision de l’administration fiscale luxembourgeoise au motif notamment que les renseignements demandés par les autorités espagnoles étaient dépourvus de la « pertinence vraisemblable » requise selon la terminologie de l’OCDE (organisation internationale qui fixe aujourd’hui la doctrine en matière fiscale), reprise par la directive sur laquelle la demande d’informations se basait. Le jugement en question lève un peu le voile sur l’identité du contribuable. Il y est question d’une artiste, « Madame… » qui a effectué une tournée mondiale de concerts entre septembre 2010 et octobre 2011. Plus d’une centaine de concerts sur quasiment tous les continents, notamment en Amérique du Sud. La page Wikipedia de The Sun Comes Out World Tour de Shakira révèle une concordance, notamment les 62 concerts joués à travers le monde en 2011 renseignés dans le jugement. Les juges administratifs relatent en outre que l’artiste en question a obtenu fin 2014 de l’Espagne un « permis de résidence en tant que professionnelle hautement qualifiée ». Elle a ensuite accédé à une sorte de ruling (accord fiscal anticipé) pour un régime spécial compte tenu, entre autres, qu’elle n’aurait précédemment pas été résidente en Espagne.
Depuis les Paradise papers en novembre 2017, l’on sait que Shakira fait passer ses revenus par des structures luxembourgeoises, notamment une Sicav, ACE Investment Fund, supervisée par la CSSF. Deux autres sociétés y sont liées localement : Carpe Diem Corp, une soparfi, et ACE Entertainment, une société émettrice de CPECs, des produits hybrides d’optimisation fiscale (Land du 10/11/2017). Dans les comptes de la première société apparaît également la banque dépositaire des actifs, Banque Safra Sarasin Luxembourg SA. Le nom de l’établissement (basé en Suisse, mais avec un lien fort avec l’Amérique du Sud) mentionné dans la documentation juridique est biffé, mais « SA » demeure. On y retrouve les fiscalistes de Loyens & Loeff. Le cabinet juridique alimente les échanges de conclusions dans la procédure qui les opposent à l’injonction de l’ACD et à l’État du Luxembourg. Enfin, il est de notoriété publique que la chanteuse d’origine colombienne, née Shakira Isabel Mebarak Ripoll (43 ans), connaît des déboires fiscaux en Espagne. C’est dans ce cadre que les autorités espagnoles cherchent à en savoir plus sur la structuration de la fortune de la star internationale.
Elles se confrontent à l’écueil du droit et notamment à la question de savoir si le droit de l’UE s’oppose à la législation d’un État-membre (le Luxembourg) qui exclut tout recours de la part d’un tiers détenteur des renseignements (la banque) contre une décision l’obligeant à fournir lesdits renseignements, en l’espèce résultant d’une demande émanant d’un État-membre, conformément à la directive 2011-16. En 2017, l’arrêt Berlioz (du nom d’un fonds d’investissement luxembourgeois) de la CJUE avait poussé le gouvernement luxembourgeois à modifier en 2019 sa loi procédurale du 25 novembre 2014 introduisant l’échange d’informations fiscales au motif qu’il contrevenait à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, lequel donne droit à un recours effectif devant un tribunal impartial.
Les questions posées par la Cour administrative luxembourgeoise suite à l’appel de l’État ne sont pas seulement de « l’histoire du droit », comme l’indique le président Lenaerts qui comprend que la question ne se reposerait pas en 2021, le recours étant permis au Grand-Duché depuis 2019. Elles interrogent le concept d’État de droit dans lequel « la fin ne doit pas justifier les moyens », réagit Pol Mellina, fiscaliste disciple d’Alain Steichen, qui travaille régulièrement pour le compte de l’État devant les instances européennes. La lutte contre la fraude fiscale ne doit pas justifier l’absence de toute possibilité d’un recours devant un tribunal afin de faire vérifier si les conditions légales requises pour l’échange de renseignement (la « pertinence vraisemblable » des informations demandées) sont remplies, dit-il La France, qui s’était invitée dans la procédure pour émettre quelques remarques estime, comme le Luxembourg, que « la limitation du droit au recours contre une injonction est indispensable à la préservation de l’efficacité et de la lutte contre l’évasion fiscale ». Les représentants de la Commission européenne, elle aussi partie intervenante à l’instance, au contraire considèrent la voie de l’interdiction absolue de tout recours comme une mesure disproportionnée par rapport au but recherché. Les trois juristes de Bruxelles proposent plutôt l’institution de brefs délais de recours, afin d’assurer un meilleur équilibre entre les droits fondamentaux des contribuables et l’objectif d’efficacité des échanges d’informations. En l’espèce, explique Pol Mellina, le tribunal administratif n’avait (aux yeux des États-membres parties prenantes à la procédure) pas à se prononcer sur la pertinence vraisemblable de la demande de l’Espagne qui a conduit à l’annulation de l’injonction, car le recours n’était de toute façon pas permis. L’avocat général Juliane Kokott livrera son opinion le 2 juillet. pso