La jurisprudence luxembourgeoise vient d’apporter d’intéressantes précisions en matière de report des pertes fiscales en cas de rachat de sociétés déficitaires. Les juges luxembourgeois nous rappellent que la théorie de l’abus de droit que le Pr Cozian qualifiait de « châtiment des surdoués de la fiscalité », a vocation à s’appliquer et nous donnent quelques indices quant à son caractère approprié au cas d’espèce.
En juillet 2009, le Tribunal administratif du Grand-duché de Luxembourg prenait une position largement favorable au contribuable concernant le sort des pertes fiscales d’une société luxembourgeoise en cas de changement d’actionnariat et d’activité (n° rôle 23982). L’administration fiscale ayant fait appel de cette décision, les juges de la Cour administrative ont été amenés à se prononcer dans cette affaire le 4 février dernier (n° rôle 25957C).
L’affaire dont il est question ici concerne une société à responsabilité luxembourgeoise X constituée en 1994 avec pour objet l’exploitation d’une brasserie. Le fonds de commerce avait été vendu en 1995 et la société X avait réalisé des pertes fiscales au cours des exercices d’imposition 1995 et 1996. En 1998, ses parts avaient été intégralement cédées à une société anonyme Y, devenue l’associé unique de X. En outre, l’objet de la société X avait été étendu afin d’inclure les activités d’installation de chauffage et de climatisation.
Le report des pertes réalisées en 1995 et 1996 avait été refusé par l’Administration fiscale lors de l’émission des bulletins d’imposition au titre que la condition d’identité du contribuable requise par l’article 114 de la Loi sur l’Impôt sur le Revenu (« LIR ») n’était pas remplie. En vertu de l’alinéa 3 de cet article, seul celui qui a subi les pertes est en effet en mesure de les reporter. L’administration fiscale procède à une analyse économique, fondée sur la théorie allemande dite du « Mantelkauf » et estime qu’il y avait eu en réalité « création d’une nouvelle entité économique enveloppée dans le manteau de l’ancienne entité ».
Le contribuable lui a opposé une lecture exclusivement juridique de l’article 114 LIR et a été suivi par le Tribunal administratif en juillet 2009. Selon les juges de première instance, une approche économique ne ressort ni de l’article 114 LIR ni de sa raison d’être. En outre, les changements opérés n’ont eu aucune incidence sur le maintien de la personnalité juridique de la société X. La condition de l’identité du contribuable est donc respectée selon le Tribunal administratif et la déductibilité des pertes fiscales reportées doit donc être accordée.
Dans son arrêt de février 2010, la Cour administrative confirme la position du Tribunal et ajoute qu’une analyse économique du report des pertes constituerait une « entorse au principe de la reconnaissance des sociétés de capitaux en tant que contribuables ainsi qu’au caractère correctif du report de pertes par rapport à l’annualité de l’impôt ».
Comme nous l’avions pressenti dans notre article publié dans ces mêmes colonnes le 9 octobre 2009 commentant la décision du Tribunal, la Cour administrative assortit sa décision d’un bémol en précisant qu’une appréciation économique de l’opération en vertu de la théorie de l’abus de droit (paragraphe 6 StAnpG)1 ne doit pas être exclue. En d’autres termes, l’Administration fiscale a la possibilité de démontrer que le rachat d’une société en pertes est motivé par des considérations exclusivement fiscales, soit en l’espèce la possibilité de bénéficier des pertes reportables de la société rachetée en vue d’éviter l’imposition de revenus futurs. Les circonstances du rachat de la société en pertes, telles que la cessation de l’activité antérieure ayant généré les pertes, l’absence d’actif social ayant une valeur économique relevante, la cession des parts de la société avec changement presque concomitant d’activité etc…, sont de précieux indices qui pourraient permettre de qualifier l’opération de rachat comme étant abusive et uniquement motivée par des considérations fiscales. En l’espèce, la Cour administrative considère que les éléments dans cette affaire sont insuffisants pour se prononcer sur l’existence d’un abus de droit. Un complément d’information a donc été demandé aux parties avant de définitivement statuer au fond.
En définitive, les juges nous rappellent à que les constructions à vocation purement fiscale sont déjà susceptibles d’être remises en cause sur base de l’état actuel de la législation en appliquant la théorie de l’abus de droit. Nous ne saurons donc trop conseiller les contribuables parties à des opérations de restructuration de veiller à bien documenter ces opérations afin d’être en mesure le cas échéant d’avancer des motivations autres que fiscales (e.g. économiques, organisationnelles …). La mise en œuvre de l’abus de droit ne nous semble toutefois pas aisée. En effet, l’application de cette théorie conduirait en pratique à sanctionner un contribuable (i.e. refuser le report de pertes au niveau de la société déficitaire) alors que les éléments constitutifs de l’abus de droit lui sont en partie extérieurs puisque le changement d’actionnariat ainsi que le changement d’objet de la société sont décidés par ses anciens et nouveaux associés. Nous ne manquerons pas de suivre les développements de cette affaire suite au complément d’informations demandé par les juges.