Uncle Sam wants you Mardi 8h55. Les fronts des deux avocats en litige perlent sous la verrière du tribunal d’arrondissement de Luxembourg. Le duo se toise avant de rentrer dans l’arène judiciaire. À gauche, masque en tissu à carreaux bleu et blanc, Philippe Dupont représente Clearstream. À droite, masque blanc jetable, Fabio Trevisan défend les intérêts de la Banque centrale iranienne Markazi, qui a des avoirs gelés auprès de la centrale de règlement-livraison. L’enjeu s’élève à plusieurs milliards d’euros. Ils gisent sur des comptes de la chambre de compensation depuis 2009 à cause de sanctions internationales puis, depuis janvier 2016, à cause de saisies prononcées sur base de jugements américains. Des victimes et descendants de victimes des attentats du 11 septembre 2001 lorgnent par ce biais sur les sous. Ce mardi, les deux parties plaident dans une procédure de référé extraordinaire. Clearstream conteste via la justice de l’urgence l’ordonnance prononcée le 3 avril dernier par le vice-président du tribunal d’arrondissement, qui interdit à la chambre de compensation de virer les actifs aux États-Unis. Le juge donne raison à la partie Markazi. Celle-ci avait anticipé la décision de la cour d’appel (statuant en référé) du 1er avril de lever la saisie opérée depuis quatre ans par les victimes, mais aussi les conséquences d’une loi américaine votée en 2019. L’Oncle Sam permet à ses juridictions de contraindre le dépositaire d’actifs appartenant à la Banque centrale iranienne de les transférer sur le territoire américain. Les avocats de la Banque centrale iranienne se méfient d’autant plus que le ministère des Finances avait déjà favorisé le rapatriement d’argent iranien convoité par les États-Unis. C’était en 2013, dans le cadre de l’affaire Markazi contre Peterson, du nom de la première plaignante de la liste des 1 300 victimes d’attentats « sponsorisés » par l’Iran… ou en tout cas jugés comme tels.
Le 9 juillet 2013, une juge américaine avait levé la dernière barrière juridique qui bloquait le rapatriement de deux milliards de dollars ciblés, en l’occurrence une disposition qui assurait que les avoirs déposés chez Clearstream, bien que détenus par une banque de paille, UBAE, pour le compte de Markazi, pourraient bien être récupérés. Le 10 juillet, le conseiller de direction première classe Jean-Luc Kamphaus signait, au nom du ministre Luc Frieden (CSV), une autorisation de débiter en faveur du Settlement Fund américain les comptes d’UBAE (1,9 milliard de dollars) et de la Banque centrale iranienne (17 millions) hébergés chez Clearstream. Le courrier envoyé au mandataire de la chambre de compensation Philippe Dupont faisait suite avec diligence à sa sollicitation, reçue le même jour. Le ministère de la rue de la Congrégation précisait : « La présente autorisation ne fait que libérer les avoirs aux fins demandées, sous la responsabilité du demandeur, sans se prononcer sur le bien-fondé des droits en cause dans l’affaire en question ». L’ancien ministre des Finances et de la Justice aujourd’hui président de la Chambre de Commerce explique ne pas se souvenir du dossier. Il s’agissait pourtant de la matérialisation de la peur des institutions financières, en l’espèce d’un établissement systémique (dans la mesure où Clearstream assure le bon déroulement des transactions entre les parties prenantes à des transactions financières) et emblématique (fondé en 1970 par les banques, dont onze luxembourgeoises), de tomber sous le coup de sanctions américaines liées à l’Iran, coupable fraîchement désigné par l’administration américaine (alors dirigée par Barack Obama) des pires méfaits. Last but not least, l’Iran faisait alors l’objet de sanctions en Union européenne à cause du développement de son programme nucléaire, raison pour laquelle le ministère avait été sollicité.
Born again Après avoir contourné les règles américaines (ce qui lui a valu une amende de 152 millions de dollars en 2014), Clearstream rentre dans le rang. Ses avocats se battent pour renvoyer les sous de l’Iran aux États-Unis avec un certain zèle et ainsi solder une histoire qui empoisonne cette année de cinquantenaire pour l’institution. Mais Philippe Dupont (par ailleurs vice-président du Mudam) n’est pas près de tourner la page. D’abord parce qu’il n’a pas plaidé mardi en référé et a demandé une refixation (accordée le 26 mai). La partie adverse avait communiqué ses notes tard la veille et l’avocat fondateur du cabinet Arendt & Medernach souhaitait davantage se préparer dans cet épineux dossier dont la procédure au fond, l’exequatur du jugement Havlish qui a précédé la saisie de janvier 2016, attend un arrêt en appel. En première instance, en mars 2019, le juge Thierry Hoscheit a débouté les 152 plaignants-victimes au motif que la procédure américaine n’avait pas suffi aux exigences du droit d’information des parties défenderesses, en l’espèce les émanations de la République islamique d’Iran, en amont et en aval de la décision judiciaire. La question de la culpabilité de l’Iran est ainsi aujourd’hui débattue dans les prétoires luxembourgeois de la justice de l’urgence. Pour François Moyse (Moyse & Bleser), mandataire des victimes, l’Iran a collaboré avec le groupe terroriste Al Qaïda pour réaliser ses attentats en acquérant, de manière illégale, des simulateurs de vol qui ont permis de déterminer les cibles (dont le World Trade Centre et le Pentagone). Fabio Trevisan (Bonn Steichen & Partners) attire l’attention sur une audition en juin dernier de Brian Hook devant la sous-commission du Congrès américain chargée de veiller à la politique extérieure en Iran, alors que la guerre menace entre les deux pays. Sur C-Span, le conseiller Moyen-Orient de Donald Trump lâche, sous le feu nourri des questions de l’opposition, que « non », l’Iran n’est pas responsable des attentats du 11 septembre. (Verbatim : Brad Sherman : « Did (sic) the Islamic Republic of Iran and one of the entities reponsible for the deaths of 9/11 ? Brian Hook : No. ») Une activiste et veuve de victime des attentats citée par la défense de Markazi, Kristen Breitweiser, souligne en outre que l’Iran est au fil des années devenu le bouc-émissaire idéal. Faute de pouvoir accuser l’Arabie saoudite, pourvoyeuse en pétrole et en espace de souveraineté pour les bases militaires américaines, les États-Unis offrent l’Iran (après plusieurs années sans jamais l’évoquer) comme victime expiatoire aux collectifs de victimes. Voilà à quoi le « juge du provisoire » luxembourgeois doit réfléchir entre une désignation d’expert pour un mur défectueux et une mise en demeure pour démonter un toit de cabane de jardin qui empiète chez le voisin. Souplesse intellectuelle de rigueur.
Mais ce n’est pas tout. Le 27 mars des avocats américains représentant une autre série de victimes et héritiers de victimes des attentats du 11 septembre 2001 font valoir une condamnation américaine similaire au jugement Havlish pour saisir les mêmes comptes chez Clearstream. Ils sont ainsi saisis par Markazi, par les représentants de la liste de victimes « Hoglan » (la liste sortie du tiroir ce mois-ci), mais il font aussi l’objet de restraining orders de la loi américaine. Ironie du sort, l’article 111 alinéa 5 de la loi de 2009 relative aux services de paiement, taillée sur mesure pour Clearstream, se lit ainsi : « Tout compte de règlement (…) ne peut être saisi, mis sous séquestre ou bloqué d’une manière quelconque. » La bataille juridique en référé tourne pour l’heure autour du ringfencing opéré par le législateur luxembourgeois pour placer le Luxembourg au carrefour de la finance internationale. Mais retournement de situation ce jeudi. Le juge des référés lève la saisie-arrêt « Hoglan ». François Moyse indique au Land qu’il fera appel.