Maison de poupée

Les utopies brisées de Barbie

d'Lëtzebuerger Land du 12.10.2000

Dans l'anthologie des moments les plus forts, les plus intensifs jamais vécus sur une scène luxembourgeoise, une place de choix lui est déjà assurée. Cette scène du face-à-face entre Nora et Torvald, le moment du seul dialogue sérieux qu'ils n'aient jamais mené en huit ans de mariage. Myriam Muller est Nora, Serge Renko incarne Torvald. Elle a le visage dur, fermé, marqué par les trois jours et surtout les quelques heures qui précèdent. « On m'a fait grand tort, Torvald. D'abord papa, puis toi. (...) Je veux dire que je suis passée de mains de papa dans les tiennes. (...) J'ai vécu des pirouettes que je faisais pour toi, Torvald. (...) Notre foyer n'a jamais été rien d'autre qu'une salle de récréation. Ici, j'ai été ton épouse-poupée, tout comme à la maison, j'étais l'enfant-poupée de papa. » 

Elle a attendu que « le miracle suprême », celui de l'amour absolu de son mari, se produise, et a, forcément, été déçue. En trois jours, Nora a pris conscience qu'elle n'était bonne à rien, quasi inexistante, car se définissant uniquement par les désir de ces deux hommes forts qui ont marqué sa vie. « Je crois que je suis d'abord et avant tout un être humain au même titre que toi... ou, en tout cas, je dois essayer de le devenir. (...) Je ne peux plus me contenter de ce que les gens disent et de ce qu'il y a dans les livres. Il faut que je réfléchisse moi-même à ces choses et tâche de voir clair en elles. » Cette même nuit, quelques minutes plus tard, Nora quitte son mari, ses enfants, son foyer et son existence. 

Quelle actrice ne rêverait pas d'incarner Nora ? Cette femme gaie, naïve et vaine, une vraie poupée entre les mains de son mari, qui, une fois ces certitudes brisées, en l'espace de quelques heures, passe par tous les stades de la souffrance, de la fatigue, du doute et de la remise en question, avant de se libérer du carcan de la « machine matrimoniale » et revendiquer le droit à l'égoïsme et à la réalisation de soi. Marja-Leena Junker a offert ce rôle comme un cadeau à Myriam Muller... Et elle le lui rend bien. Elle la joue comme si, quelque part, elle avait quelque chose de cette Nora que personne ne prend jamais au sérieux, comme si elle revendiquait elle aussi le droit d'être prise au sérieux. L'intensité et la tension de ce seul face-à-face prouve qu'elle est devenue une grande actrice, qu'elle a dépassé le stade du « jeune espoir ». 

Sa Nora prend tantôt des airs de Barbie, gaie comme un pinson, tantôt des allures de femme fatale malheureuse à la Marilyn, jeu auquel Serge Renko, qui incarne son mari Torvald, répond avec une arrogance condescendante détestable, qui lui va comme son stricte trois pièces. Dans leur maison de banquier qui est tout ce qu'il y a de plus petit bourgeois, tout est froid, gris, triste. Marja-Leena Junker a choisi de situer la pièce dans les années cinquante - alors que le texte date de 1879 - afin de la rendre plus proche de nous sans pour autant la faire paraître anachronique (voir d'Land 40/00 ou www.land.lu). L'adaptation fonctionne à merveille, d'autant plus que des thèmes comme les droits de la femme - par exemple celui d'être considérée comme une personne entière et majeure devant la loi, financièrement et légalement indépendante - et la séparation des couples commençaient alors à gagner en actualité au Luxembourg. 

Étonnamment, les personnages d'Ibsen, à part quelques détails, fonctionnent encore assez bien aujourd'hui : ainsi, les réactions de Torvald semblent toujours réalistes, sa perplexité devant la décision de sa femme de tout quitter, ses questions et propositions stupides car complètement démunies semblent toujours psychologiquement vrais. Lui, l'homme qui n'a d'autre dieu que son honneur, qu'il chérit par-dessus tout, notamment parce qu'il lui semble la clé de la réussite sociale et professionnelle, ne peut comprendre que la femme qu'il a pourtant crû gâter puisse se plaindre d'avoir toujours été tenue à l'écart de tout. Il se sert d'elle comme d'une marionnette, il la fait même danser devant des convives de premier choix. Pour Torvald, seul le regard des autres compte, il ne se définit que par les convenances de la société. Là encore, la pièce fonctionne à merveille dans le contexte luxembourgeois, nettement en retard sur les questions de droits individuels dans la société. 

Il y a Kristine Linde aussi, l'amie d'enfance de Nora, qui, contrairement à elle, a dû travailler pour vivre et faire vivre sa famille. Elle représente le prolétariat, où travailler n'est pas un caprice mais une nécessité pour les femmes. D'ailleurs, en discutant avec elle, Nora raconte les menus travaux qu'elle a dû faire le soir pour arriver à rembourser la dette qu'elle a faite : « Ah ! bien des fois, j'étais fatiguée, tellement fatiguée. Mais tout de même, c'était vraiment extraordinaire de travailler comme ça, pour gagner de l'argent. C'était presque comme si j'avais été un homme. » 

Isabelle Sueur joue une Madame Linde toute en retenue, toujours impeccable, la bouche et les fesses serrées, le tailleur impeccable. Qu'elle essaie de (re)conquérir Nils Krogstad (Christian Kmiotek) aussi lascivement que l'a imaginé Marja-Leena Junker semble pour cela assez improbable. Le docteur Rank, l'ami de la famille, joué ici par Olivier Foubert, est touchant dans l'aveu qu'il fait à Nora, mais en général bien décontracté pour un homme mourant.

Marja-Leena Junker a beaucoup travaillé avec les nuances, les tons de gris - comme Jeanny Kratochwil pour le décor et Ulli Kremer pour les costumes. À part quelques maladresses, elle laisse le temps au temps, autant qu'il faut pour raconter cette histoire d'une femme qui a voulu tout le bien pour son mari et commis pour cela un faux en écriture, par ignorance probablement, et découvre ainsi la fragilité des bases de leur couple. Elle laisse le temps à sa Nora de se poser les questions existentialistes par elle-même. Sa lecture d'Ibsen semble intuitivement juste, comme si quelque chose, une « âme nordique » les unissait. 

À la fin du XIXe siècle, la fin d'Une maison de poupée, l'abandon du foyer par Nora, suscita la plus vive indignation, à un point tel qu'Ibsen fut contraint d'écrire une nouvelle fin, où elle restait au foyer pour le bien des enfants. Or, la chose lui parut inconcevable, parce que : « Je peux avancer que c'est précisément pour la scène finale que tout la pièce a été écrite. » Cette fin permet en effet à chacun d'imaginer le sort de Nora. Peu nombreux sont ceux qui l'imaginent heureux. Ainsi, Régis Boyer par exemple : « On devine bien (...) qu'elle sera brisée comme tant d'autres pèlerins utopistes de l'absolu. » Elfriede Jelinek a même écrit une suite : Was geschah, nachdem Nora ihren Mann verlassen hatte. On y retrouve Nora dans une usine, dans les années 1920, bourgeoise idéaliste qui rêve de la réalisation de soi, alors que les ouvrières qu'elle rejoint n'ont qu'un souci : arriver à nourrir la famille tous les jours. Après de multiples expériences dans les bas-fonds de la société, sa Nora à elle retournera chez Helmer.

Elfriede Jelinek: Was geschah, nachdem Nora ihren Mann verlassen hatte oder Stützen der Gesellschaft (1984); in Theaterstücke, rororo, 1999; ISBN: 3 499 12996 5; 328 francs. 

Maison de poupée de Henrik Ibsen ; mise en scène par Marja-Leena Junker, assistée de Silvana Pontelli et de la dramaturge Carole Lorang ; décors de Jeanny Kratochwil, costumes par Ulli Kremer et chorégraphie de Jean-Guillaume Weis. Avec : Myriam Muller, Serge Renko, Olivier Foubert, Christian Kmiotek, Sonja Neuman, Monique Reuter et Isabelle Sueur ainsi que les enfants Florian Holttgen, Sarah Holtgen et Mathieu Muller. Une coproduction entre le théâtre du Centaure et le théâtre des Capucins. Prochaines : ce soir, ainsi que les 21 et 27 octobre à 20 heures. Téléphone pour réservations : 22 06 45.

josée hansen
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