Étude Magrip : le Luxembourg s’offre le luxe d’un énorme gâchis de matière grise

Max bleift Max

d'Lëtzebuerger Land vom 23.09.2011

La doctrine selon laquelle la société luxembourgeoise est construite sur le principe de la méritocratie n’est qu’une légende. Il n’en est rien de l’adage qui dit que le succès se mérite, qu’il trouve son fondement dans l’assiduité et le zèle. Pas du tout, la société est régie par les règles simples du déterminisme. C’est même davantage le cas au Luxembourg qu’ailleurs.

Ce constat navrant est étayé par l’étude Magrip (une abréviation de « matière grise perdue »), présentée mardi à l’Université du Luxembourg. C’est la première fois que le cursus d’une génération entière de personnes résidentes au Luxembourg a été analysé. Cela s’est fait en trois étapes. Les premiers tests ont été effectués en 1968 sur des enfants de douze ans, ensuite à l’âge de 28 ans et finalement à 52 ans. Grosso modo, les chercheurs se sont intéressés à leurs aptitudes intellectuelles (l’intelligence verbale et spatiale), leur back-ground socio-familial (profession des parents, nombre d’enfants, langues parlées et situation matérielle) et leurs résultats à l’école (avance ou retard scolaire, appréciation de l’enseignant, résultats et conseil d’orientation). Les caractéristiques de la personnalité ont aussi été relevées : désir de bien faire, engagement à l’égard du travail scolaire, découragement, profession désirée. L’objectif était de dépister l’influence du système scolaire luxembourgeois sur le curriculum des personnes et le rôle que jouait le statut familial dans la carrière scolaire et professionnelle.

Il s’avère que les dés sont pratiquement jetés dès la naissance de l’enfant. Car tout dépend de ses parents, de leur statut socio-professionnel et de leur formation. S’ils font partie des classes aisées, leur enfant aura un maximum de chances de réussite dès le départ. Le fait qu’il soit plus intelligent que les autres ne joue pas un rôle aussi important qu’on pourrait le croire – c’est d’ailleurs l’inverse pour les enfants issus de familles défavorisées, qui, même surdoués, n’atteindront pratiquement jamais le même niveau professionnel. Car les familles nanties ont les moyens de développer des stratégies pour pousser la carrière scolaire de leur enfant pour qu’il obtienne les diplômes nécessaires qui lui permettront d’accéder à un poste à responsabilités. Pour la génération de l’étude Magrip, cela a été surtout le cas pour les garçons. Beaucoup moins encouragées par leurs parents, les filles ont quitté plus tôt l’école, alors qu’elles avaient les capacités intellectuelles nécessaires ou même supérieures à leurs frères. Elles ont dû se débrouiller, certaines d’entre elles ont par la suite tenté de rattraper le coup par des formations continues, mais elles n’ont généralement pas pu compenser le retard et se sont contentées d’emplois moins prestigieux que les hommes de leur génération. Lucien Kerger, qui a mené des entretiens particuliers avec les jeunes femmes de 28 ans dans la deuxième phase de l’étude, se souvient qu’elles s’étaient surtout plaintes du fait qu’il était insupportable de devoir travailler avec des supérieurs qui n’arrivaient pas à tenir la route d’un point de vue intellectuel. Des situations sans aucun doute extrêmement pénibles à vivre quotidiennement.

Le monde du travail luxembourgeois est particulièrement hermétique. Il est très rare qu’une personne puisse faire carrière à partir de ses propres compétences, en montant l’échelle suite à l’expérience acquise au fil de son cursus professionnel. La clé du succès reste le diplôme de fin d’études. Le système est donc très différent du système anglo-saxon, où il suffit souvent de faire ses preuves dans un métier ou à un poste pour pouvoir gravir les échelons. Ici, tout fonctionne selon la théorie du plafond de verre – peu importe l’assiduité ou les compétences du candidat, s’il n’a pas les diplômes il restera coincé dans sa carrière. L’étude démontre que les jeunes générations reproduisent le schéma familial, que les enfants issus de familles d’ouvriers deviendront en règle générale des ouvriers par la suite, même s’ils ont les capacités de faire mieux.

Le diplôme reste donc le sésame. Or, le système scolaire luxembourgeois n’est pas à même de redresser les chances perdues pour les enfants issus de familles défavorisées ou de familles immigrées. Ce constat est l’information la plus fondamentale de l’étude Magrip. Au lieu de se focaliser sur les faiblesses scolaires des élèves, les enseignants feraient mieux de relever le potentiel des enfants pour le développer davantage, écrivent les chercheurs dans leur conclusion. L’éducation nationale ne devrait pas non plus se limiter à réformer le système de l’enseignement proprement dit, mais se concentrer aussi sur le développement d’une deuxième voie de formation et d’autres moyens de validation des compétences pour permettre aux jeunes adultes de rattraper les chances perdues et rompre le déterminisme qui est toujours perçu comme une fatalité à laquelle il est quasiment impossible d’échapper.

Une autre contre-vérité a été révélée par l’étude Magrip : les personnes de 52 ans n’ont pas perdu leur faculté intellectuelle avec l’âge. Au contraire, elles se sont montrées plus alertes intellectuellement qu’elles ne l’avaient été à l’âge de douze ans. « C’est la preuve que les personnes âgées ne doivent plus être considérées comme moins productives que les plus jeunes, » souligne Romain Martin, l’un des dirigeants de l’étude.

Les participants ont d’ailleurs aussi été interrogés sur leur condition de santé et leur bien-être. Il y a effectivement une corrélation entre le niveau de formation et la santé. Pour le bien-être, la situation est différente. Les chercheurs n’ont pas pu déceler une telle interdépendance, ce qui prouve aussi que la satisfaction personnelle et la qualité de vie ne sont pas toujours dépendantes du confort matériel, ni du succès professionnel.

Le potentiel perdu est énorme, non seulement pour les individus qui n’ont pas eu la chance de développer au maximum leurs capacités au niveau professionnel, mais aussi pour l’économie nationale. Surtout en temps de crise, aucun pays ne peut plus s’offrir le luxe de laisser en friche autant de matière grise.

L‘étude peut être commandée auprès de solange.wirtz@uni.lu
anne heniqui
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