La question de la transition énergétique fait l’objet de débats et de propositions de tous bords. Au Luxembourg, les idées de Jeremy Rifkin pour durabiliser le modèle d’affaires du pays ont retenu l’attention du gouvernement et du patronat. La question du financement de cette transition est cependant rarement abordée dans le fond alors que les montants à mettre en œuvre sont colossaux. Ce fut l’objet de l’intervention de Denis Dupré, venu au Luxembourg à l’invitation d’Etika. Dupré connait bien le sujet car jusqu’en 1998, il a travaillé dans divers organismes bancaires. Il est aujourd’hui enseignant-chercheur en finance, éthique et développement durable à l’Université de Grenoble.
Jean-Sébastien Zippert : Quelles sont, d’après vous, les grandes priorités pour réussir la transition énergétique ?
Denis Dupré : Rappelons avant tout que la transition énergétique n’a de sens que si nous arrivons à maintenir l’objectif d’une augmentation de la température globale de l’atmosphère inférieure à deux degrés d’ici 2100. Cet objectif nous oblige à intervenir dans deux axes. Le premier consiste à sanctuariser 80 pour cent des réserves d’énergie fossiles qui devront rester dans le sous-sol de la terre : elles correspondent à 11 000 milliards de gigatonnes de dioxide de carbone. La nécessité de cette sanctuarisation nous amène à considérer le moyen de « dédommager » les pays producteurs d’énergie fossile, mais dans certaines conditions que nous verrons plus loin. Le deuxième axe consiste à investir massivement dans la production et la distribution d’énergie renouvelable et dans tous les processus de production visant à la décarbonation de l’économie aussi bien dans le domaine de l’isolation des bâtiments, du transport mais aussi dans l’agriculture et toute la production de biens et services actuels.
Pouvons-nous estimer à combien se monterait ce budget pour une transition énergétique ?
Les chercheurs Alain Grandjean et Mireille Martini ont établi dans leur ouvrage Financer la transition énergétique (Éditions de l’Atelier, 2016) qu’il fallait compter sur un budget annuel mondial de 6 000 milliards d’euros pendant une quinzaine d’années pour maintenir l’objectif des deux degrés. Ce chiffre peut sembler énorme mais il doit être relativisé : rappelons que le montant mondial des dépenses en armement dépassent 1 500 milliards d’euros en 2015, selon le Stockholm International Peace Research Institute, et que les dépenses au niveau mondial en publicité ont dépassé les 500 milliards d’euros en 2015, selon le cabinet Zenith Optimedia. Les montants consacrés à la rémunération des pays producteurs d’énergie fossile permettraient de compenser le manque à gagner lié à l’arrêt de l’exploitation des énergies fossiles tout en orientant leurs investissements dans des secteurs développant la transition énergétique.
De nombreuses études, par exemple menées par l’association Négawatt en France, montrent que nous pouvons limiter notre dépendance aux énergies fossiles comme fissiles en maintenant un haut niveau d’emploi à condition de réaliser des investissements. Ce financement pourra être constitué par l’allocation d’argent public injecté par les principales Banques centrales de l’ordre de mille milliards d’euros (ce qu’elles font déjà sous forme de quantitative easing, hélas cet argent n’atterrit que marginalement dans l’économie de la transition). Il pourra également être constitué par les mille milliards d’euros par an résultant d’une taxation carbone et des 500 milliards d’euros affectés chaque année aux subventions aux énergies fossiles. Les 3 500 milliards restants pourront provenir des investissements issus du secteur privé car ceux-ci seront légalement et fiscalement incités à se diriger vers de tels produits. Mais un tel modèle ne peut fonctionner que si le système financier mondial est révolutionné de fonds en comble.
Pourquoi cela ?
Notre système financier souffre de cinq maux. Le court-termisme des marchés financiers les empêche de voir au-delà de trois mois. L’obsession pour des rendements très élevés va à l’encontre des investissements nécessitant un capital patient générant des rendements modestes (la recherche en développement dans les énergies renouvelables, l’efficience énergique ou l’agroécologie ne peuvent pas garantir des taux de rémunération élevés, dans un premier temps en tout cas). Le monde financier actuel ne prend que très mal en compte les externalités positives comme négatives d’un point de vue social comme environnemental d’un investissement (cette finance a ainsi largement contribué à l’accroissement des inégalités dans les pays dits riches comme en voie de développement). Enfin cette finance cherche à se soustraire autant que possible à l’effort collectif que représente le paiement de l’impôt, ce qui explique que, comme le dénonce Oxfam, un quart des bénéfices des grandes banques soient réalisés dans des paradis fiscaux.
À cette finance mainstream vous opposez une finance éthique, comment la définiriez-vous ?
Nous proposons, comme de nombreux économistes (Adair Turner, Michel Aglietta, Pierre-Noël Giraud, Gaël Giraud,…), une vraie régulation financière à la fois pour mettre fin au risque systémique que la finance, telle qu’elle existe aujourd’hui, fait peser sur les économies, que pour rediriger dès maintenant l’épargne vers la transition énergétique. Cette politique se concrétiserait sur quatre axes. Le premier consiste à favoriser le flux des investissements vers les produits financiers décarbonés et dénucléarisés, via une pondération des risques et des opportunités liées aux externalités et via une relance budgétaire publique ambitieuse vers des technologies de transition sous-financées comme l’énergie hydrolienne, l’algoculture et la géothermie. Le second axe consiste à pénaliser l’utilisation des énergies responsables des émissions de gaz à effet de serre. Des tarifications du carbone progressives dans les régions du monde les plus émettrices doivent être mises en place, sous forme de taxes. Le troisième axe consiste à mettre un terme aux trous noirs de la finance : shadow banking et finance casino, et tous les produits hautement spéculatifs et à forte moins-value sociale très gourmands en renflouement via l’argent public sous peine d’entrainer l’économie mondiale dans leur chute. Le quatrième axe consiste à mettre la transition au cœur de la finance éthique par des fonds vraiment éthiques dont l’objet serait la « transition énergétique » et qui pourraient signer une charte édictant des principes simples comme donner la priorité à des petites structures de type PME (qui restent les premières structure en termes de création d’emplois), ou a contrario refuser d’investir dans des projets peu transparents ou allant contre le bien commun (comme des projets de barrages hydroélectriques entrainant la destruction des écosystèmes et des déplacements massifs de population).
Que pensez-vous de travaux de Rifkin qui est venu au Luxembourg et a proposé un plan pour adapter l’économie luxembourgeoise à une économie sans carbone ?
Rifkin est très « rassurant » aussi bien pour les décideurs politiques qu’économiques car il laisse à penser que le capitalisme a juste à verdir un peu pour que cette transition énergétique puisse se faire sans trop d’à coups. Il part sur le principe qu’à terme l’énergie sera à la fois décarbonée, de production décentralisée, quasiment gratuite et non polluante. Or la production d’énergie renouvelable produit des déchets et nécessite des matières premières comme les terres rares. De plus Rifkin ne traite pas dans sa prospective la question du partage des revenus et de l’accroissement démentiel des inégalités au Nord comme au Sud. (Oxfam estime que huit milliardaires possèdent désormais autant que la moitié de l’humanité sans compter qu’ils cachent probablement une partie de leur fortune dans des paradis fiscaux.) De plus, si la vision d’une transition « sans douleur » grâce aux développements des technologies est séduisante, les moyens de son financement et de son bénéfice aux plus défavorisés ne sont pas envisagés.
Ce plan ne sera-t-il pas très difficile à faire passer dans un contexte international difficile avec des pays exportateurs d’énergies fossiles largement conservateurs sur la question climatique dont le plus emblématique exemple est le président américain qui a clairement marqué son soutien à l’industrie des énergies fossiles et aux banques d’affaires de Wall Street ?
C’est indéniablement une difficulté mais aussi une opportunité à saisir pour l’UE. Elle pourrait, pour marquer sa différence, attirer des investisseurs qui ont compris que le dogme « business as usual » est non seulement daté mais à terme très dangereux pour des raisons économiques, comme l’ont déjà fait les réassureurs ou de grands investisseurs qui ont bien compris l’impasse de continuer comme si de rien n’était et qui écartent désormais certaines entreprises du monde du carbone. C’est donc aussi pour le Luxembourg une belle occasion à saisir avec les atouts dont sa place financière dispose pour proposer à sa clientèle locale et internationale de nouveaux produits financiers labélisés selon les critères permettant l’urgente réussite de notre transition énergétique.