Quel avenir pour le Luxembourg ?

Une analyse idéologique

d'Lëtzebuerger Land du 23.12.2016

Idea a le secret des formules choc ! Le titre de l’article paru dans le Lëtzebuerger Land du 11 novembre laisse songeur. Il faut relire pour être sûr, « Les Trente Glorieuses », selon la formule magique de Fourastié, ne seraient pas derrière nous, laissant la place à la grisaille morose de la quasi-stagnation, mais elles s’annonceraient triomphalement, nouvel âge d’or béat.

Il est vrai que le Luxembourg a échappé au destin économique du monde occidental en s’appuyant sur le développement foudroyant de la place financière offrant trente années de croissance superbes en sus. Le document du think tank de la Chambre de commerce ne nous dévoile guère de remède miracle pour prolonger encore le miracle, mais évoque les défis auxquels seraient confrontés les acteurs économiques au cours des prochaines décennies.

La trentaine de feuilles renferme une longue liste de constats et de propositions. Il n’est guère possible de les commenter tous en détail. Mon commentaire sera donc limité et sélectif. Je les ai classés en trois catégories : sérieuses, alambiquées, moins sérieuses.

Je concorde avec les vues d’Idea en ce qui concerne l’inégalité des chances qui frappe les élèves et les jeunes qui sortent de notre système éducatif. Triste constat que renvoient périodiquement les études Pisa de l’OCDE. Rappelons qu’il y a en simplifiant, deux approches complémentaires de l’inégalité. D’une part, celle, ex post, qui s’intéresse aux positions obtenues par les citoyens dans la société dont les disparités sont compensées par des transferts et des services sociaux. D’autre part, celle, ex ante, qui s’intéresse à l’équité des chances dont bénéficient les jeunes pour affronter la vie professionnelle et réaliser leurs aspirations. On insiste souvent sur la première, plus facile à réaliser, on néglige la deuxième, structurelle, qui s’attaque au fonctionnement de la société.

Les analyses économétriques sur les données issues des tests Pisa établissent, en comparaison avec les autres pays, que notre système est de qualité moyenne, voire médiocre, et qu’il est inégalitaire, les origines socio-économiques des enfants jouant un rôle majeur. Les origines culturelles, le contexte migratoire, bien que servant souvent de cache-misère, de victime expiatoire, est un déterminant secondaire.

Que faire ? Il faudrait actionner de nombreux leviers qui tous demandent des efforts aux enseignants, élèves et parents. Hélas, le discours ambiant a tendance à se rabattre sur la question linguistique (faut-il apprendre le français ou l’anglais, pourquoi pas le chinois ?). C’est là qu’il faut savoir faire preuve de rigueur dans l’analyse et d’humilité dans les moyens à mettre en œuvre. Les propositions du type « il n’y a qu’à » sont d’un piètre secours. Le papier de Idea passe rapidement sur cette question épineuse.

L’analyse sur l’insuffisance de la R&D privée, l’apanage des grandes entreprises, est pertinente, mais il ne faut pas perdre de vue que l’investissement en R&D ce n’est finalement que l’input du système d’innovation. Quid de l’innovation, l’output du processus, les nouveaux produits et nouveaux services, notamment financiers... ? À creuser.

Les auteurs du document font aussi une très brève incursion dans le champ de mine de la répartition – inégalitaire – du patrimoine, fustigeant la polarisation rampante entre propriétaires fonciers et locataires. Les auteurs font preuve de témérité et proposent l’augmentation des taxes foncières et la révision de l’exemption en matière de droit de succession « dans certaines configurations ». C’est tout. Le développement ne va pas plus loin. Pourtant, c’est ici que la question du lien entre concentration du foncier, offre de terrains constructibles, prix immobilier, inégalité patrimoniale se rejoignent et forment un nœud de relations vénéneuses. Faut-il attendre l’éclatement de la bulle immobilière avant de réagir ?

La politique budgétaire est un sujet de prédilection de tout think tank qui se respecte. Les auteurs du document proposent de compléter les règles européennes issues du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance européenne, par des règles spécifiques au Luxembourg.

Le fameux traité budgétaire européen a perdu de sa superbe depuis que les économistes ont montré de manière convaincante que le problème de la zone euro n’est pas la gabegie des États dispendieux, mais une explosion de la dette privée et le déséquilibre de la balance des paiements courants entre pays. Cette perspective revient dans les analyses de l’OCDE ou du FMI et même, tardivement, de la Commission européenne. Au niveau communautaire il faut assurer un « policy mix » actionnant une relance budgétaire qui prenne la relève d’une politique monétaire à la peine.

Pour le Luxembourg, Idea propose une règle d’or qui tient compte de l’investissement public, mais recommande d’indexer les dépenses publiques sur des recettes additionnelles. En effet, prendre en compte l’investissement public, qui représente quatre pour cent du PIB environ, permettrait de laisser filer le déficit budgétaire de l’État central. Les auteurs s’empressent de limiter ce danger en revendiquant une augmentation de recettes équivalentes.

Or cela revient à annuler la règle d’or, et réduit l’effet multiplicateur. On sent que les auteurs, pusillanimes, renoncent à aller au bout de leur logique. À mon avis, à une époque où le crédit de long terme ne coûte quasiment rien, l’État devrait en profiter pour s’endetter et investir massivement dans la Troisième révolution industrielle (infrastructures, mobilité, énergie, et cetera).

Il y des propositions qui me paraissent idéologiques, car elles relèvent plus d’une pétition de principe, d’une représentation idéalisée que d’un processus d’analyse solide.

J’y range la proposition pour résoudre le problème de la soutenabilité des retraites, avec laquelle nous serons confrontés, selon les projections les plus récentes, vers 2045, soit dans cinq ou six législatures. Les auteurs proposent de réduire les retraites ou de développer les deuxième et troisième piliers. Or quid des « trente glorieuses » qui seraient apparemment devant nous ? Ne devrait-on commencer par tout faire pour générer suffisamment de valeur ajoutée et de l’emploi, de productivité et de prélèvements obligatoires, de manière à permettre de financer les dépenses sociales (santé, dépendance, retraite) ?

La première réponse, le « first best » devrait être la croissance économique ! Certes l’opinion publique est divisée, schizophrénique, car tous aimeraient avoir le beurre et l’argent du beurre, la prospérité mais sans les effets néfastes de la croissance (pollution, trafic…). Il faut savoir gré au gouvernement d’avoir cherché à dialoguer avec les citoyens sur les défis à long terme en lançant un débat sur la croissance qualitative, la Troisième révolution industrielle et la compétitivité. Ce n’est que dans la mesure où cette croissance ne pourrait pas être réalisée, que nolens volens, des ajustements de dépenses devront intervenir.

À mon avis, faire miroiter qu’on peut résoudre le financement des retraites en se défaussant sur le secteur privé, plombé par des rendements du capital faibles, est une illusion. Le deuxième pilier, celui des retraites d’entreprise est inégalitaire, car il dépend du secteur qui peut être plus ou moins dynamique. Le troisième pilier, individuel, dépend de la capacité d’épargne des travailleurs et de sa situation sur le marché du travail. Tous ces régimes occasionnent en plus des déchets fiscaux (« dépenses fiscales ») que les auteurs d’Idea aimeraient remettre en question. On peut certes légiférer pour atténuer ces effets, par exemple en rendant obligatoire le deuxième pilier comme dans certains pays, mais le transfert d’une dette publique vers une dette privée n’est pas un progrès, c’est un déplacement du problème !

Voilà quelques remarques qui n’engagent que le soussigné, à titre personnel. Il y a de nombreuses propositions et analyses que je partage, comme par exemple l’élargissement de la participation démocratique et la cohésion sociale. C’est un document qui vaut la peine d’être lu et débattu.

Serge Allegrezza est directeur de l’Institut national de la Statistique et des études économiques (Statec).
Serge Allegrezza
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