Comment Donald Trump tente d’utiliser la monnaie comme instrument de sa politique économique

Le dollar en jeu

d'Lëtzebuerger Land vom 16.05.2025

L’annonce lundi d’un « armistice tarifaire » entre la Chine et les États-Unis a provoqué un fort rebond du dollar. On ignore ce qu’en pense Donald Trump qui, depuis son retour aux affaires, est bien décidé à faire baisser le billet vert pour réduire le déficit commercial américain, tout en ayant besoin d’une monnaie forte pour assurer la puissance des États-Unis et financer leur dette. La recherche d’une meilleure compétitivité semble néanmoins l’emporter au sein de la nouvelle administration, avec des risques élevés de déstabilisation de l’économie mondiale. L’étendue de la culture économique du président américain reste un mystère.

Il est ainsi difficile de savoir si pendant ses études et sa vie professionnelle et surtout depuis son entrée en politique, il avait entendu parler du paradoxe (ou dilemme), formulé dès 1960 par l’économiste belge Robert Triffin (1911-1993). Il peut être résumé de la manière suivante : lorsqu’un pays émet une monnaie prééminente dans les paiements internationaux, il doit nécessairement être en déficit commercial pour que les agents économiques non-résidents puissent l’utiliser pour leurs règlements et leurs réserves. Mais si sa dette extérieure devient trop importante, elle provoque une perte de confiance dans la monnaie, dont les détenteurs cherchent alors à se défaire. Une monnaie hégémonique est donc aussi très fragile, et ne doit être manipulée qu’avec précaution.

C’est bien le cas avec le dollar, qui joue toujours un rôle central dans les paiements internationaux avec une « part de marché » de près de soixante pour cent des échanges commerciaux et des transactions financières. Selon le FMI, la même proportion se retrouve, malgré une lente érosion (- 10 points en vingt ans), dans les réserves de change mondiales, ce qui représente un montant de 7 000 milliards de dollars. Et les banques centrales à travers le monde sont friandes des bons du Trésor américains (T-bonds) pour se constituer un matelas de titres sûrs afin de faire face à des crises. De la sorte les États-Unis, qui ont déjà le « privilège exorbitant » (expression utilisée dès 1965 par le futur président français Giscard d’Estaing, alors ministre des finances) de régler leur déficit commercial (mille milliards de dollars actuellement) avec leur propre monnaie, financent également sans difficulté leur colossal endettement public qui s’élève à 36 200 milliards de dollars, près de quarante pour cent de la dette publique mondiale.

Mais la valeur du dollar, comme de toute autre monnaie, dépend en grande partie de la croyance de ses détenteurs en la solidité de l’économie américaine. Or, les incertitudes de la politique trumpiste, jointes aux manipulations destinées à faire baisser le cours du dollar, pourraient ébranler leurs convictions, « faisant basculer le système monétaire dans l’inconnu », selon l’économiste français Frédéric Cherbonnier. La baisse du dollar souhaitée par Donald Trump n’était pourtant pas une préoccupation majeure lors de son premier mandat. Elle correspond à ce que l’on connaissait autrefois sous le nom de dévaluation compétitive, une pratique répandue à l’époque des parités fixes qui ont gouverné les marchés des changes pendant des décennies. Elle permettrait à coup sûr de réduire le déficit commercial américain en rendant les importations plus coûteuses et les exportations moins chères. La croissance économique et l’emploi pourraient en bénéficier, au bout d’un délai difficile à estimer, mais qui pourrait être de quelques mois seulement.

Ce déficit est une véritable obsession pour le président. Il en voit la cause dans le cours trop élevé du dollar. Le rôle joué par le billet vert dans les échanges commerciaux et financiers, et comme monnaie de réserve, a généré une forte demande et provoqué en moins de vingt ans une forte hausse du dollar : depuis son point bas de 2008, il s’est apprécié de plus de trente pour cent contre l’ensemble des devises et de plus de quarante pour cent par rapport à l’euro. Pour Trump cette évolution est la principale responsable du creusement du déficit commercial des États-Unis et des difficultés de son industrie, concurrencée par les produits étrangers, surtout chinois. Selon l’économiste français Patrick Artus, sa stratégie, pour autant qu’on puisse la deviner, semble être de faire baisser le dollar en obligeant les autres pays à le vendre sous la menace de droits de douane très élevés. Mais, surtout s’il est trop rapide, le décrochage du dollar présente des risques considérables.

Indépendamment des droits de douane, un dollar plus faible va renchérir le coût des importations (énergie, biens de consommation, matières premières), ce qui alimenterait l’inflation, minant le pouvoir d’achat des ménages américains. Mais la hausse des coûts de production affecterait aussi le prix des produits exportés, réduisant ou annulant les effets attendus de la « dévaluation » du dollar. Entre avril 2024 et avril 2025, les prix américains n’ont augmenté que de 2,3 pour cent, une hausse comparable à celle observée dans la zone euro. Mais les anticipations sont moins optimistes.

Une baisse du dollar pourrait également décourager les investisseurs étrangers d’acheter ou de continuer à détenir de la dette américaine, forçant les États-Unis à offrir des taux d’intérêt plus élevés pour attirer les capitaux nécessaires au financement de leur dette. Ce scénario s’est déjà produit début avril 2025, l’annonce de l’application de droits de douane exorbitants à quasiment toute la planète ayant semé le doute sur la solidité future de l’économie américaine et la solvabilité de l’État fédéral. Le revirement de Donald Trump au bout de seulement une semaine a permis d’éviter le krach obligataire qui se profilait, bien que la dette américaine soit aux trois-quarts détenue par des acteurs financiers locaux.

Diminuer les taux directeurs (à court terme) de la banque centrale américaine contribuerait à faire baisser le dollar. La fureur de Trump contre la Fed et notamment contre son président Jerome Powell, régulièrement insulté par le président, tient au fait qu’elle préfère un maintien ou une baisse modérée de leur niveau, en raison des incertitudes et des risques pesant sur l’économie américaine. La BCE ayant adopté une politique différente, l’écart est actuellement de deux points (4,25 pour cent aux États-Unis, 2,25 pour cent dans la zone euro) contre 0,75 point il y a un an, rendant la détention de dollars beaucoup plus rentable que celle d’euros, ce qui booste logiquement la demande pour la devise américaine.

Il ne fait aucun doute que le nouveau président de la Fed qui sera nommé par Donald Trump en mai 2026, nécessairement un de ses affidés (comme Powell en 2017) œuvrera pour déprécier le dollar. Les investisseurs internationaux et les banquiers centraux étrangers ont pris date. Si la baisse du dollar s’avère être une politique délibérée et durable, leur confiance dans la monnaie américaine pourrait encore diminuer, et les conduire à moins utiliser le dollar pour leurs échanges et à réduire encore plus leurs réserves en dollars, tendance connue sous le nom de « dédollarisation ». Reste à savoir dans quelle proportion, car ils ont du mal à s’en passer, et à quel horizon. Car, comme le déclarent les économistes Marc Schwartz et Christian de Boissieu, co-auteurs du livre « La nouvelle guerre des monnaies » paru en mars 2025, « en matière monétaire, on est dans le temps long ».

Système multipolaire

Plusieurs experts imaginent que d’ici à quelques années, le système monétaire international tournera autour de plusieurs monnaies de réserve, avec un rééquilibrage des « parts de marché » du dollar, de l’euro et du yuan, ce qui serait favorable à sa stabilité. Rien n’est moins sûr. L’histoire économique enseigne que la fin du XIXe siècle, avec la livre, le franc et le mark aura été une période de grande stabilité. En revanche les années qui ont suivi la Première guerre mondiale, avec le dollar et la livre, ont connu de fortes turbulences, conduisant à l’abandon de l’étalon-or par le Royaume-Uni en septembre 1931, une décision qui a aggravé la crise économique mondiale.

En 2017, les travaux de deux économistes de l’université de Harvard, Emmanuel Farhi et Matteo Maggiori (A Model of the International Monetary System) ont confirmé la thèse déjà ancienne de leur collègue Ragnar Nurkse (1907-1959) selon laquelle un monde monétaire multipolaire est plus instable qu’un monde « hégémonique », car la coexistence de plusieurs monnaies-clés favorise la spéculation et les mouvements de capitaux déstabilisateurs.De toute manière, en raison de l’absence d’une véritable union budgétaire dans la zone euro ainsi que du contrôle des changes et des mouvements de capitaux en Chine, l’euro et le yuan ne sont pas pour l’instant en mesure de challenger réellement le billet vert. On peut donc s’attendre à la poursuite de ses soubresauts, très délétères pour l’économie mondiale. GC

Georges Canto
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